Paris, le 8 juillet 2023.
Traduit de l’Albanais par Alphonse Pothier
En Albanie, mais au Kosovo également, l’idée installée serait que Edi Rama est si puissant qu’il déciderait de tout.
Mais cela se révèle-t-il exact ? Si nous acceptons qu’il en va ainsi il nous faut alors répondre à une autre question : où réside sa force ?
Si nous cherchons la base du pouvoir de Rama, j’estime qu’il se trouve dans son rôle de médiateur entre quatre pouvoirs, que, de manière figurative, je comparerais aux quatre pieds du fauteuil pyramidal du pouvoir de Rama : le pouvoir économique des prétendus oligarques ; le pouvoir du crime organisé, aujourd’hui principal investisseur dans l’économie albanaise ; le pouvoir médiatique dans lesquels une partie des premiers et des seconds ont investi ; et enfin, mais peut-être est-il le plus décisionnel: le pouvoir de ceux que nous qualifions comme nos partenaires stratégiques, les États-Unis et l’Union européenne. Il va de soi que ces quatre pieds ont des doigts, des ongles, des griffes et des talons représentant des intérêts clientélistes enfoncés dans la base de la pyramide, c’est-à-dire dans l’économie, la politique et dans la société albanaise.
Ainsi Rama, en tant qu’autocrate, demeure à ce jour seul au sommet de cette pyramide car jusqu’à maintenant il s’est révélé comme le médiateur le plus apte à harmoniser et faire converger les intérêts de ces quatre pouvoirs, en les convainquant par ses paroles et ses actes, qu’il les sert mieux que quiconque parmi les quatre susmentionnés, et que de surcroît, si jamais il tombait, cela entraînerait la chute de leurs intérêts.
Le jeu auquel il s’applique par son interventionnisme dans la crise entre le Kosovo et la Serbie ne peut se comprendre en-dehors de son ouvrage de médiateur à conserver et renforcer les quatre pouvoirs qui le maintiennent sur son siège. Actuellement, il travaille avant tout à accroître la confiance des États-Unis et de l’UE à son égard, car dans le contexte de la guerre en Ukraine, ils recherchent la tranquillité et la stabilité dans les Balkans, et pour cela, il faudrait opérer des concessions en faveur de Vučić, peu importe que ce soit au détriment des intérêts du Kosovo.
Entre-temps, en faisant cela, il travaille simultanément pour les intérêts liés aux trois pieds intérieurs qui voient chez Rama non seulement leurs profits illégaux dans l’espace albanais, mais aussi la garantie qu’en le rendant le plus fort possible, il les protège aussi de quelque mauvais coup des internationaux.
Dans ces circonstances, j’estime qu’au-delà de la rhétorique remplie de la préoccupation pour les intérêts du Kosovo et de l’Albanie, Rama œuvre par ses interventions au profit de l’affaiblissement voire de l’élimination du Premier ministre Albin Kurti de la scène politique. Pourquoi donc ? Pour expliquer cela, l’idée de certains que Kurti est un problème pour Rama ne suffit pas, vu que ce dernier n’a pas à son égard des complexes d’infériorité qu’avait Thaçi.
Selon moi, cela se produit parce que Kurti représente un obstacle pour étendre le pouvoir de Rama dans tout le monde albanais, ce qui ne doit pas être compris uniquement comme le pouvoir de Rama, mais comme l’extension au Kosovo du système à quatre pieds pour lequel j’ai parlé précédemment.
Comment et pourquoi Kurti est un obstacle pour les trois pieds albanais de ce système qui comporte aussi ses branches au Kosovo, et même en Serbie, c’est assez clair. Premièrement, il a obtenu le pouvoir en combattant la classe politico-économique qui, en collaboration notamment avec Rama, a travaillé au Kosovo au modèle albanais à trois pieds. Deuxièmement, par sa manière de gouverner jusqu’à présent, les oligarques ne parviennent pas à le ranger dans leur camp, aussi ce dernier trouve face à lui l’ensemble de leurs médias. De même, il apparaît qu’il n’a pas de lien avec le crime organisé.
La question la plus difficile qui en ressort est la suivante : alors pourquoi a-t-il contre lui les partenaires dont on présuppose qu’ils devraient le soutenir en ayant à l’esprit qu’il a face à lui ceux qui sont précités ? D’abord, parce que, comme l’a démontré notamment la crise avec les Américains qui l’a fait chuté pendant la pandémie, son rapport avec eux ne s’est pas construit selon le modèle de l’Albanie où les politiciens, parmi lesquels excelle Rama, placent toujours les intérêts des partenaires avant ceux des Albanais (rappelons les offres volontaires de ramener les armes chimiques, les moudjahidines du peuple, les Afghans, la résolution de la question de la frontière maritime pour la satisfaction de la Grèce, et dernièrement l’octroi de zone aquatique albanaise à l’Italie, etc.).
Ensuite, parce qu’il semble qu’il n’est pas si aisé pour les ambassadeurs de se comporter avec Kurti comme des gouverneurs qui traitent le Premier ministre comme leur ambassadeur, ce qui s’est avéré avec les prédécesseurs de Kurti plus commode et peut-être aussi plus profitable en gains, par conséquent préfèrent-ils les premiers. Et de même, – je dis cela par provocation – il se révèle pour eux non corrompu, ou impliqué dans des crimes de guerre, pas de quoi lui faire du chantage avec de l’emprisonnement ou un statut de persona non-grata.
Ainsi, lors de la dernière crise, soit parce qu’il cherche à écrire une autre page de l’histoire albanaise, soit simplement parce que, ayant tous les acteurs susmentionnés contre lui, Kurti appuie son pouvoir sur des politiques qui plaisent à l’électorat kosovar, – en conséquence d’aucuns le considèrent populiste, – politiques qui donnent la priorité aux intérêts albanais en faveur d’un État le plus fonctionnel possible et le plus digne dans son rapport avec la Serbie, mais également avec les partenaires. Il apparaît que ce choix l’a rendu encore plus hostile au regard du pied occidental du fauteuil du médiateur des quatre pieds.
Et voilà où se présente encore une fois chez ce dernier l’occasion de sortir du jeu son adversaire. Dans ses discours sur la crise il mentionne en permanence son inquiétude pour le danger dramatique que Kurti fait encourir aux intérêts du Kosovo. Mais ne pourrait-on pas soulever des questions sur la sincérité de ce discours ? Pourquoi ne défend-il pas Kurti aux yeux des partenaires en leur rappelant ses politiques dédiées à libérer l’État du Kosovo de la prédation – d’autant plus en tenant compte du bruit qu’il a fait de concert avec les ambassadeurs américains et britanniques sur le danger causé par le corrompu persona non-grata Sali Berisha à l’égard des États-Unis et de la Grande-Bretagne ? De même, n’aurait-il pas fallu que l’histoire, la culture, la Constitution albanaise, mais aussi simplement le bon sens le motivât à se positionner contre l’isolement de Kurti et non pas qu’il se plaçât en premier pour l’isoler, comme cela s’est produit il y a quelques jours?
Ne pouvait-il pas utiliser aussi en sa faveur les arguments de bien des analystes occidentaux qui s’expriment contre le sacrifice des intérêts de long terme du Kosovo et de l’Occident lui-même, au nom de quelques intérêts géopolitiques de court-terme – et pas très convaincants – des partenaires, lesquels clairement ont pour souci de tranquilliser Vučić? Pourquoi le médiateur capable n’a-t-il pas travaillé plus tôt avec Kurti pour rédiger un projet d’association (NdT : des municipalités serbes du Kosovo) en discutant avec lui, avec les partenaires, et même avec Vučić, au lieu de s’empresser à le rédiger pendant les jours de crise avant de l’envoyer directement à Macron et Schulz sans l’adresser en premier lieu à Kurti ?
Maintes questions similaires pourraient être soulevées et dont les réponses, au-delà des rhétoriques de Rama, mènent à l’idée que sa préoccupation n’est pas de défendre Kurti et les intérêts de ce Kosovo qui vote pour Kurti, mais de le renverser au nom des intérêts de ce Kosovo et de cette Albanie prise d’assaut par les trois pieds qui soutiennent Rama. Et pour réaliser cette résolution de crise, il faut que cela vienne de lui, du seul partenaire crédible albanais aux yeux des partenaires, tandis que Kurti doit être traité comme le fauteur, comme le nationaliste irrationnel déstabilisateur qu’il faut si possible éliminer, au vu du danger permanent – de fait pour le système qui maintient debout le médiateur à quatre pieds.
Sans donner raison à tout ce que fait Kurti ou à manière de faire, et tout en restant attentif à l’idée qui circule parmi les intellectuels albanais que, demain, ce Premier ministre tout puissant pourrait mettre en danger la démocratie au Kosovo, j’estime, qu’aujourd’hui, avec cette crise qu’il a produite, Kurti a bien agi et que par conséquent, il a besoin d’être soutenu et aidé (peut-être aussi de se corriger), mais en aucune manière d’être isolé et éliminé.
Et une des bonnes choses qu’il a faite, à part de donner de la dignité au Kosovo en exigeant qu’il soit traité comme un État indépendant par ceux qui l’ont reconnu comme tel, est d’avoir provoqué la crise du système Rama – Thaçi – Vučić – Partenaires, basé sur des dirigeants autoritaires qui en interne se maintiennent au pouvoir par le biais d’oligarques criminels et en externe par des politiciens occidentaux naïfs, cyniques ou corrompus qui voient dans ces autocrates des moyens rapides de régler leurs problèmes, qu’importe s’ils creusent les problèmes des peuples qui souffrent de ces autocraties.
Texte français ©klarabudapost
Article original en albanais publié le 29.06.23
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