Paris, 8 novembre 2021
Introduction pour la traduction albanaise, Le Mal des ruines de Claude Arnaud.
Le récit le Mal des ruines, que vous avez en main est un éblouissant voyage au cœur du mystère Corse. D’abord les montagnes et la végétation, ensuite les clans et enfin les vendettas, le paysage et l’atmosphère de l’île rappellent tellement l’Albanie, que cela satisferait les plus audacieux, ceux qui même Napoléon le revendiquent albanais.
C’est une quête identitaire faite d’une succession d’aller-retours entre deux îles (Paris aussi est une île). La Corse du Mal des ruines, c’est la Corse, « telle qu’on s’en souvient ou qu’on la rêve », le pays de l’enfance, des vacances d’été, le ‘pays’ où il fait toujours beau. C’est l’effluve des figues mûres et le « fumet » inimitable du maquis, les montagnes à pic, le granit rouge et le vert olive des arbustes. C’est surtout la lumière d’un paysage paradisiaque qui s’oppose à la grisaille de « Paris-la-toxique ». Ce paysage extraordinaire est en quelque sorte le personnage principal du livre.
Vous êtes-vous déjà demandé en quel être vous vous transformeriez si vous restiez intimement lié à votre pays d’origine alors que la vie vous projetait ailleurs ? Quelle est votre nouvelle identité ? En lisant Le Mal des ruines vous en aurez une idée plus claire.
La quête identitaire est un thème récurrent et aimé chez Claude Arnaud ; on se souvient de Qu’as-tu fait de tes frères ? (Grasset : 2010, prix Jean-Jacques-Rousseau 2011) et de Brèves Saison au Paradis, Grasset, 2012. En 2006 déjà dans Qui dit je en nous ? Grasset, il affirme : « l’identité ne s’hérite plus, elle s’acquiert en bricolant ». Son dernier récit Le Mal des ruines le conduit à la conclusion qu’il est d’une identité hybride de deux existences différentes coexistant en lui.
Pour qualifier ses racines corses, Claude Arnaud n’utilise pas le concept de fondement-racine, qui domine la pensée occidentale, ni celui de rhizome (ou racines aériennes). Il parle de « racines liquides » : car la Corse c’est non seulement la terre de sa mère mais c’est aussi la mer qui entoure l’île.
Les aller-retours Paris-Corse, l’exposition permanente de l’enfant à ce contraste va avoir un effet déterminant sur son psychisme et créer une véritable dépendance qui conditionnera ses désirs d’adulte.
On le sait aujourd’hui, l’intensité de la lumière régule l’humeur et l’énergie, et par l’hypothalamus agit sur le système endocrinien. Cette influence solaire, celle des montagnes et des animaux, l’enfant les subit, d’autant plus qu’il est trop jeune pour évacuer par la parole ce qu’il ressent. L’odeur inimitable du maquis est une “vraie cocaïne” pour ses narines, un mélange de désir et de dépendance dont l’adulte restera imprégné jusqu’à devenir le chantre de la splendeur méditerranéenne.
L’auteur retrace l’histoire de l’île à travers celle de sa famille, les Zuccarelli, qui joue un rôle politique dans l’île. On suit l’enfant : la nuit tombée il se ‘promène’ dans le maquis, une lampe de poche à la main. Il va jeter les restes du repas familial aux cochons d’un enclos voisin. Recyclage certes, mais aussi par égard pour des électeurs potentiels.
On rejoint l’adulte, l’être hybride tombé malgré lui dans l’addiction : à chaque retour dans l’île il ne peut s’empêcher de se « promener » dans le maquis, où il trouve une source d’apaisement et efface le manque qui l’envahit quand il est privé de cette beauté sauvage. C’est l’écho de l’enfance.
Claude Arnaud revisite les morts et les vivants, évoque le temps passé et le présent, comme cette partie de poker qui tourne mal et où un corps sans tête est jeté aux cochons. C’est le même commando qui tua un restaurateur de Corte après une partie de cartes et qui plastiqua la maison de famille, à Santa-Lucia di Mercurio, où la tête du premier avait été coupée. En s’attardant sur cet acte incompréhensible et sur l’humiliation de la victime privée de sépulture, l’auteur révèle son côté Antigone preuve de la part de féminité toujours présente en lui (une hybridité d’une autre nature cette fois).
Claude Arnaud a ressenti très tôt une similitude entre ce qu’une Corse indépendante pourrait devenir et l’Albanie des années 80 : « Pris entre la montagne et la mer, le Pays des aigles me semblait l’une des images possibles de ce qu’une Corse indépendante pourrait devenir – un courant du “Front de libération nationale de la Corse” était ouvertement pro-albanais… »
En Albanie il a situé les événements de son premier roman Le Caméléon, Grasset, 1994. Ce roman, récompensé par le prix Fémina du premier roman en 1995, aura été le premier livre de Claude Arnaud traduit en Albanais, les éditions Marin Barleti.
Je me reconnais dans ce « tango d’aller-retours ». À moins de n’avoir jamais quitté sa ville natale, il est difficile de ne pas se retrouver dans cette quête d’identité. En parallèle, tout immigré est un hybride, ce qui donne à ce récit une dimension universelle.
Claude Arnaud se permet aussi d’analyser en profondeur la vie politique de l’île, qu’il regarde à la fois de l’intérieur et à travers le miroir du continent : « un pied dedans, un pied dehors » il est en quelque sorte un double intrus. Il discerne les prémices d’un État tribal mais ne prononce jamais le mot, lui préférant le terme « micro-État familial ». Quand on se dévoue pour ses compatriotes comme s’il s’agissait de sa propre famille, on est davantage guidé par un élan d’humanisme que par le seul intérêt de soigner ses électeurs. Les Zuccarelli “tenaient” la mairie de Bastia et celle de Santa-Lucia-di-Mercurio depuis près d’un siècle, mais c’était souvent le cas alors en Corse : on faisait confiance à une famille plutôt qu’à une autre.
Le lecteur sera sans doute frappé par une étrange ressemblance avec l’Italie du sud et les Balkans en général aussi, des régions où les lois tribales dominent encore les mentalités et la vie politique. Ainsi le Mal des ruines », qui fournit une analyse nuancée de l’influence des traditions locales sur le jeu démocratique dans ces régions, donne-t-il aussi une superbe leçon de démocratie.
Ce livre se lit comme un guide sur un des rares paradis insulaires à avoir survécu dans notre Europe globale.
Tout être hybride se retrouvera dans cet amour insulaire, fait de désir et d’addiction. Une fois de plus, Claude Arnaud signe ici un vibrant témoignage, presque une confession.
Le Mal des ruines, cette chanson d’amour sur la Corse, est un succès national en France. C’est un récit écrit avec délicatesse et dans un style parfois très épuré. Souvent, une belle phrase est suivie d’une autre qui sonne comme un aphorisme, un texte condensé et parfois poétique, ce qui prouve le talent unique de Claude Arnaud. Talent, pour la large reconnaissance duquel, ce dernier livre a servi de « détonateur », ainsi que pour de nombreux prix littéraires, comme le Prix Henri Gal de l’Académie Française (pour l’ensemble de son œuvre), Le Grand Prix Mémorial de la Corse, ainsi que la nomination pour plusieurs autres prix encore en cours comme le Prix Littéraire Prince Pierre de Monaco.
Concernant la traduction dans d’autres langues, j’aimerais souligner la publication en anglais de la biographie de Cocteau par Yale University Press, 2016, une maison d’édition réputée d’une des plus grandes universités américaines de « Ivy League », ainsi que celle de la biographie de Chamfort par Chicago University press, en 1992.
D’un livre à l’autre, au fil des années, la qualité de son travail n’a fait que s’élever comme en témoignent des ouvrages tels que Brèves Saison au Paradis, 2012 et Proust contre Cocteau, 2013, publiés en continuité chez Grasset, l’une des Maisons françaises, les plus prestigieuses. Le Mal des ruines comme les précédents, suscitera l’affection et l’empathie des lecteurs. Il renforce la conviction que ces livres resteront.
Le Mal des ruines de Claude Arnaud, Grasset, 126 p., 15 €
Version albanaise de l’introduction dans Le Mal des Ruines, ( Dhembja e Rrënojave) publié par Buzuku, Prishtinë, 2022.