Chloroforme, un roman féministe ?

« (…) Ce ne sont pas les nombreuses narrations ou mécanismes du système mise en vie lentement et avec attention lesquelles réduisent l’individu à un objet fonctionnel de la société qui vous restent en mémoire, mais plutôt les préjugés écrasants, paralysants, et bouleversants qui accompagnent la virginité et l’honneur donnant à la société albanaise des traits rétrogrades. »AM

Alexander Musik
“Colossus” as Courtesy of Eric Drooker for Albanian Publishing

Paris, le 13.08.2022

Titre initial L’IDENTITE VOLEE[1]

“Chloroforme” est le premier roman publié par la journaliste albanaise[2] vivant à Paris : il s’agit d’une rétrospective évidente sur l’Albanie d’Enver Hoxha.

Naturellement par rapport au nombre de pages “Chloroforme” n’est pas aussi volumineux que l’œuvre schillérienne d’Uve Tellkamp “Der Turm”, (La Tour) sur la société conservatrice intellectuelle de l’Allemagne de l’Est (RDA) des années 80. En revanche, la comparaison s’impose en raison de l’importance de l’œuvre : “Chloroforme” tourne autour de la vie intérieure et du sort d’un groupe d’intellectuels de l’Université Vétérinaire vivant dans une dictature différente des autres, dans l’Albanie des années 80. Une période, pour un étranger comme l’auteur de ces lignes, caractérisée principalement par le refus systématique des Droits de l’Homme à cause d’un dictateur inspiré par Staline, Enver Hoxha. Hoxha, “souffrant” de paranoïa de l’invasion ennemie et de ce fait voulant se protéger, avait fait construire dans le pays un nombre incalculable de mini-bunkers.

Comment était-il possible de vivre dans un tel endroit ? Le titre nous donne déjà une idée – vivre tel un anesthésié[3] (un étourdit). Alma Fishta, le personnage principal ressent cet endormissement dès le départ, aussi bien raconté par Alexandre Zotos dans l’essai de la traduction française du roman.

Un hôpital, un laboratoire, et un funéraire à Tirana sont envahis par l’odeur étouffante du [chloroforme[4]], ce vieux anesthésiant étourdissant. Ce n’est pas pour rien qu’elle décrit l’existence de cette substance, laquelle est une métaphore de l’état étourdissant général ! Jusqu’à quel degré se prolonge le contrôle de l’appareil étatique totalitaire ? Est-il possible d’éviter les griffes “des hommes de pouvoir” ? Et s’il existe une telle possibilité, quelles sont les conséquences pour les proches de la personne ayant pu fuir ces griffes ? Ces genres de questions sont soulevés par Klara Buda. L’auteure donne des réponses à travers son héroïne, Alma Fishta, étudiante en Médecine Vétérinaire.

Alma attend un enfant mais ne devrait pas le porter parce que le futur père, son amoureux et étudiant comme elle, vient d’une famille déclassée par le régime donc cela n’est pas conforme au système. Alors l’enfant serait considéré également une “persona non grata”, par conséquent indésirable. Désormais pendant sa période de grossesse, Alma tombe sous les griffes de la bureaucratie du régime, laquelle pénètre dans l’intimité la plus profonde possible des individus, de la société. Malgré toutes ses tentatives sans compromis de vouloir garder l’enfant, la jeune maman se heurte aux lois et aux normes infinies, écrites et non écrites du système omniprésent et dangereux. L’envie de vouloir garder l’enfant de manière absolue veut dire que la mère accepte “les torts” du père sous différents niveaux. Alma « volerait[5] » alors l’identité d’une autre femme non coupable venant à peine de mourir[6].

“Chloroforme” décrit quelques aspects arbitraires de l’Etat : l’autocensure “punit” (crucifie) les gens encore plus que la censure ; Peut-être vous pourriez fuir les bruits de la propagande des places publics, mais pas à la peur du contrôleur du “contacteur électrique” qui avec un regard froid (sombre) conclut qu’une part de vos meubles sont “bourgeois – décadents” et vous dénonce aux services secrets. Malgré qu’il soit difficile de rester dans le noir des heures entières, pendant les moments infinis des tests (exercices) d’alarmes réalisés avec régularité n’ayant pas la moindre esthétique, le lecteur se demande l’horreur que ressentent les gens écoutant aux infos de Radio Tirana l’adresse exacte de leur maison montrant une faible lumière du fait d’avoir mal cachés les angles des fenêtres et l’appel leur demandant de fermer la lumière de suite.

“Fragilisés par leur passé, ou pire, par celui des parents, ils ont intérêt, plus que quiconque, à éviter toute « faute complémentaire », laquelle peut consister en le simple fait d’allumer indûment une lampe. Aussi, leur principe de salut étant de ne pas attirer l’attention, ils suscitent d’eux-mêmes, involontairement, de nouvelles restrictions. Et ce maquis d’interdits qui les cerne, les étouffe.“* (p. 100) Zotos

L’écriture fine de Klara Buda, entre dialogues et passages sous la forme d’un stream of consciousness (flux de conscience) apparaît dans le texte avec des lettres « italiques ». Il peut arriver que parfois le lecteur puisse perdre le fil conducteur de la narration, mais il saisira aussi vite qu’il se trouve brusquement dans un cauchemar ou un monologue intérieur d’un personnage. Pour autant, ce ne sont pas les nombreuses narrations ou mécanismes du système mise en vie lentement et avec attention lesquelles réduisent l’individu à un objet fonctionnel de la société qui vous restent en mémoire, mais plutôt les préjugés écrasants, paralysants, et bouleversants qui accompagnent la virginité et l’honneur donnant à la société albanaise des traits rétrogrades. Dans un pays où l’hymen intact en une certaine mesure rime avec honneur, il est facilement compréhensible que Gani, anatomopathologistele gardien de la morgue, se spécialise dans l’hymenoplastie, cela du fait que:

“Le secrétaire du Parti n’ignore rien de ta vie, il sait jusqu’à l’état de ton hymen…. L’assassinat de toute intimité́ …“ (p. 75) Zotos

C’est terrifiant de voir dans quel amalgame “malade” sont liés ensemble le contrôle du parti et le machisme, lesquels semblent toucher la société albanaise de cette époque. Exactement, cette atmosphère remplie de chloroforme dont le personnage d’Alma Sabin croit éviter quand elle pense avoir trouvé “le secret de la vie”, tel que décrit par l’auteure dans le premier chapitre, “la vie cachée”, cela est une situation de prise de conscience dont elle et son cercle restreint d’amis et de pairs, – sans les rendez-vous cachés dans un sous-sol lors des samedis hasardeux – certainement, elle n’aurait pas pu y arriver. Dans ce lieu très important pour le roman lui-même, les amis discutent de manière intellectuelle sur le rôle de la femme et de ses rapports sexuels de l’antiquité jusqu’à nos jours. C’est le seul lieu de cette partie de l’immeuble dans lequel il est encore possible de construire tout en imaginant une autre pensée sur la femme outre que celui d’une reproductrice des générations futures de la classe ouvrière albanaise : Le sous-sol comme origine de l’utopie.

Les lieux, les coulisses, et les décors sont décrits avec précision. Encore plus élaborés et académiques sonnent les dialogues entre les jeunes. Aussi plus efficaces sont les monologues intérieurs, les conséquences des cauchemars et des traumatismes, lesquels l’auteure met dans “les bouches” et les âmes des héros du roman, dans leurs souhaits de découvrir, sans aucun pathétisme, la perfidie et la perversion de cette société.

“Sans limites ce ciel qui s’ouvre sur la capitale, mais l’image du crime qui s’ourdisse, derrière ces façades, se plaque par-dessus, l’ensanglante.“ (p.147)  Zotos

Ces petites remarques n’enlèveront rien aux éloges mérités du premier roman de Klara Buda, laquelle a décrit de manière exemplaire et sans illusions, l’histoire de l’initiation d’une jeune femme, et à travers elle, le totalitarisme dans l’Albanie d’Enver Hoxha.

[1] DIE GESTOHLENE IDENTITAT

[2] Ex-rédactrice en chef du département albanais à RFI

[3] Sous l’effet d’un anesthésiant

[4] Note du traducteur

[5] C’est la mère d’Alma qui s’occupera de ce procédé, sans que sa fille soit au courant et sans informer qu’elle est contre cela.

[6] Dans l’impossibilité de trouver une telle identité, Gani empoisonne une femme enceinte

©Traduit de l’albanais en français par Aurenc Bebja

Version originale en allemand 

Version albanaise