Jusuf Vrioni l’aristocrate des lettres albanaises

Cent ans se sont écoulés aujourd’hui depuis la naissance d’une figure éminente de la culture albanaise, étroitement liée à l’histoire du totalitarisme en Albanie : Jusuf Vrioni. juriste, politologue, écrivain et traducteur. Dans le monde francophone, il est principalement connu comme le traducteur d’Ismail Kadaré. Mais pour ceux qui, comme moi, ont eu le privilège de le connaître de près, cet intellectuel aux multiples facettes, cet homme d’une élégance rare et d’un raffinement singulier, il est évident que l’aristocrate des lettres albanaises, c’était bel et bien lui !

Klara BUDA
Isuf Vrioni 2016 stamp of Albania

Paris, le 16 mars 2016.

Cent ans se sont écoulés aujourd’hui depuis la naissance d’une figure éminente de la culture albanaise, étroitement liée à l’histoire du totalitarisme en Albanie : Jusuf Vrioni. Juriste, politologue, écrivain et traducteur, formé dans les établissements les plus prestigieux de France, héritier d’une noblesse albanaise séculaire et patriote convaincu, il a survécu à l’emprisonnement et aux tortures les plus cruelles du régime totalitaire. Dans le monde francophone, il est principalement connu comme le traducteur d’Ismail Kadaré. Mais pour ceux qui, comme moi, ont eu le privilège de le connaître de près, cet intellectuel aux multiples facettes, cet homme d’une élégance rare et d’un raffinement singulier, il est évident que l’aristocrate des lettres albanaises, c’était bel et bien lui !

Résumer la vie de Jusuf Vrioni en un texte bref serait une gageure, tant il serait difficile de rendre pleinement justice aux valeurs et à la profondeur humaine et intellectuelle qu’il représentait. Je me contenterai donc d’examiner sa relation avec le totalitarisme, l’analyse érudite qu’il en fit, ainsi que la place essentielle qu’y occupent son expérience personnelle et son parcours exemplaire, reflet tragique du destin typique de l’intellectuel albanais. Ce parcours, il l’a lui-même décrit avec éloquence dans ses mémoires publiées en France chez JC Lattès sous le titre évocateur Mondes effacés – que l’on pourrait traduire en albanais par Botë të harruara (Mondes oubliés).

L’odyssée de Jusuf Vrioni suffit à elle seule à illustrer le sort réservé aux intellectuels sous le régime totalitaire albanais. Il a survécu à la dictature en s’effaçant, en dissimulant ses talents et ses valeurs, en courbant la tête. Son destin est la preuve irréfutable que ce régime fut avant tout un pouvoir exercé par la médiocrité sur l’excellence, qu’elle soit artistique, littéraire ou scientifique. Après l’élimination physique, immédiatement après la guerre, de la majorité de l’élite intellectuelle engagée dans la vie politique, le régime s’attaqua méthodiquement à l’autre partie de l’intelligentsia albanaise, plus pacifique, dont Vrioni était l’un des plus illustres représentants. L’éradication suivait toujours le même schéma : accusations fallacieuses, condamnations sans preuve, emprisonnement, expropriation, et enfin, une exclusion totale de la vie publique pour toute voix dissidente, progressiste et tolérante.

Le 13 septembre 1947, il est arrêté et enfermé dans les cellules souterraines de l’ancienne prison de Tirana – celles-là mêmes qu’il qualifiera plus tard d’antichambres de la mort. Soumis à des tortures d’une cruauté indicible, il tentera, après vingt-sept mois d’isolement, de se trancher les veines, sans succès. Accusé de collaboration avec des services étrangers, il n’admettra qu’un seul fait : avoir eu des contacts en vue de créer une opposition légale, conformément à la loi électorale en vigueur. Son physique d’athlète lui permettra de survivre à cet enfer : un passage brutal, sans transition, d’un monde d’élites et de luxe en Europe à la froideur des cachots de Koçi Xoxe.

Ainsi, le magazine français L’Express écrira, à l’occasion de la parution des mémoires de Vrioni en France :
“Après avoir obtenu son diplôme de HEC Paris, Jusuf part en Suisse, où il fréquente Coco Chanel, puis à Rome où il côtoie le clan Agnelli, Magnani, Visconti, Malaparte ou encore la fille de Mussolini, épouse du comte Ciano. Le 29 juin 1950, il est condamné à quinze ans de prison pour espionnage au profit de puissances étrangères. Tennis, natation… Le jeune Albanais, athlète accompli, collectionnait les trophées, y compris celui de membre de l’équipe championne de France de hockey sur glace.”

Dans ses mémoires, il décrit en détail les tortures subies dans ces antichambres de la mort. Pourtant, lorsqu’un jour, je lui ai demandé quel était le souvenir le plus douloureux de sa vie, il n’a pas évoqué ces supplices, mais un souvenir lié à sa mère :
“Un jour, j’aperçus de loin une vieille femme voûtée, accablée par le poids de deux lourds sacs. Elle avançait, s’arrêtait, puis reprenait sa marche, comme si elle allait s’effondrer à tout instant sur le chemin menant à la prison que nous pouvions voir depuis notre lieu de travail… Beaucoup d’entre nous suspendirent leur tâche pour la regarder. À mon retour, lorsque je compris que cette femme n’était autre que ma propre mère, ce fut le souvenir le plus atroce de toute mon existence.”

Jusuf Vrioni endura tout : la torture, l’incarcération, l’expropriation et l’isolement. Il survécut à chacune de ces épreuves. Mais il comprit que ce que l’on attendait de lui, c’était son anéantissement intellectuel. Il analysa le totalitarisme albanais avec une acuité rare et sut, mieux que quiconque, s’y adapter pour y survivre.

Après la prison et les sévices, les individus s’effaçaient, s’abritant dans l’ombre. Puis venait la phase où leurs talents, autrefois niés, étaient exploités pour servir et glorifier les figures médiocres du régime. Nombre d’intellectuels furent ainsi réduits au silence, à l’image de Kasëm Trebeshina ou Mitrush Kuteli. Ceux qui refusèrent de s’éteindre furent de nouveau emprisonnés et condamnés, jusqu’à leur destruction physique ou à leur exil, comme ce fut le cas d’Arshi Pipa.

Jusuf Vrioni fut, à lui seul, un témoin érudit de toutes les phases du processus de stérilisation intellectuelle orchestré par le totalitarisme albanais. Son regard pénétrant sur ce système, que l’on retrouvait dans ses conversations privées, aurait pu constituer un apport inestimable au patrimoine intellectuel mondial, s’il avait eu le temps et les moyens de le coucher sur papier. Mais la vie ne lui en laissa pas l’occasion. Mort dans la pauvreté, il ne récupéra jamais ses biens confisqués et refusa de quémander ce qui lui revenait de droit.

Le monde des traducteurs lui rendit hommage en 1994 en lui décernant le prestigieux prix Halperin-Kaminski, et en 1998, la République française le distingua de l’Ordre national de la Légion d’honneur pour sa contribution exceptionnelle à la langue française. Il demeure l’un des plus grands traducteurs vers le français, et sans conteste le plus illustre traducteur de la langue albanaise, grâce notamment à l’œuvre prolifique d’Ismail Kadaré.

En 2006, le ministère albanais de la Culture instaura le Prix Jusuf Vrioni pour récompenser les meilleures traductions de l’albanais vers les langues étrangères.

Il s’éteignit à Paris le 25 mai 2001, laissant un souvenir impérissable à tous ceux qui l’avaient connu : un homme d’une noblesse d’âme exceptionnelle, dont les souffrances n’avaient fait qu’exalter la grandeur. Un patriote qui porta toujours en lui l’amour de l’Albanie et la représenta dignement à l’UNESCO et partout où son destin le mena. Puisse l’État albanais et le Président de la République lui rendre hommage en ce jour d’anniversaire, en reconnaissance de son rôle inestimable dans le rayonnement de la culture et des lettres albanaises à travers le monde.