Paris, le 25 mars 2022 12:30
Avant-propos de l’essai “Ismail Kadaré par lui-même” Les dits et non-dits de l’autobiographie.
La carrière d’Ismail Kadaré[1] en a déjà intrigué plus d’un, en raison notamment des silences dont il entoure sa production poétique. On ne s’est guère arrêté, toutefois, aux écrits et dits dont se compose son autobiographie, comme si le poids du prosateur et les véhémences de cette autobiographie en garantissaient la véracité. De ce volumineux corpus est issue, en effet, une doxa dont ressort l’image d’un écrivain en perpétuelle situation de conflit, déclaré ou non, avec une Dictature que nul ne saurait défendre, ce qui rend cette image d’autant plus crédible. Or, tout bien considéré, elle le célébra et l’honora non moins sinon plus qu’elle ne le critiqua et ne le sanctionna.
Le présent essai vise ainsi à expliquer comment et pourquoi Ismail Kadaré s’est acquis une même gloire dans sa patrie communiste et dans le monde occidental, au vu, dans un premier temps, des deux romans qui, entre tous, scellèrent son destin. Le Général de l’armée morte[2] l’a d’abord et d’emblée porté aux nues, quoi qu’il en dise, avant un égal succès en terre capitaliste. Et quelques années plus tard, serti d’un portrait d’apparat du camarade Enver Hoxha, son prétendu persécuteur, Le Grand Hiver[3] s’attira une presse non moins favorable, sous toutes les latitudes, à la suite des Tambours de la pluie[4] et de Chronique de la ville de pierre[5], qui confirmèrent la surprise causée par le livre inaugural.
L’examen de ces deux cas d’espèce prélude à une approche globale de la « dissidence » de Kadaré, puis à l’examen de deux péripéties majeures, données pour deux moments-clés de cette dissidence : la condamnation du poème dit des « Pachas rouges » en 1975, puis l’exil de l’écrivain en octobre 1990, tout cela ouvrant, çà et là, sur d’autres de ses ouvrages et d’autres chicanes. Aussi me verra-t-on lecteur moins docile de l’autobiographie que ne le sont Peter Morgan et Jean-Paul Champseix dans leurs thèses respectives[6], si attentives et exhaustives qu’elles se veuillent par ailleurs.
Le dernier chapitre de cet essai est à prendre comme une sorte d’extension de l’avant-dernier et d’épilogue de l’ensemble du livre, au regard d’un prix Nobel vainement attendu.
Cette lecture non pléonastique du corpus autobiographique ne manquera, je suppose, de surprendre ou heurter certains aficionados, albanais en particulier, d’Ismail Kadaré. Devenu plus que jamais idole nationale, vu ce qui rejaillit de sa gloire sur le pays lui-même, il fait l’objet de telles prévenances, par crainte, servilité ou reconnaissance, que toute reconsidération de sa légende vous donne un peu l’air d’un insolent contestataire, pour ne pas dire d’un dissident d’aujourd’hui.
À la fois par admiration pour l’auteur et exécration de la Dictature, j’ai moi-même cédé dans un premier temps, en dépit de certaines raisons d’y regarder de plus près, à la séduction du récit autobiographique : de là mon discours d’accueil à l’Université Jean-Monnet de Saint-Étienne, dont Kadaré fut fait Docteur Honoris Causa[7], en 1997.
L’intention de cet essai n’est donc pas une révision à la baisse de la qualité d’une œuvre dont le seul nombre de ses lecteurs, dans plus de quarante pays, situe le niveau : un tel succès ne saurait être l’effet d’une mode créée de toutes pièces. Et je me garde bien, au vu même de sa production antérieure à 1990, de donner l’auteur pour un complice convaincu du régime de Hoxha. N’empêche qu’il a marché sous la bannière de ce régime et que sa carrière internationale a d’abord dépendu de l’État, ce qu’il s’ingénie à faire oublier. L’omission du nom du traducteur (qu’on ne saurait lui imputer) dans les cinq premiers romans publiés à Paris le laissait soupçonner. Or, il s’est accommodé de cette omission sans jamais, à ma connaissance, en reconnaître la cause.
Dès lors qu’il s’est trouvé être un homme public promu à de hautes responsabilités politico-littéraires dont il ne fut jamais démis, se piquer de savoir jusqu’où il donne, peut-être, dans le plaidoyer pro domo, exagère ou non son personnage d’écrivain mal-aimé, voire maudit, n’a rien en soi d’abusif ni d’irrespectueux. Si certains de ses livres ont été temporairement suspendus, après impression ou même diffusion, il ne fut jamais question de l’exclure du Parti. De tous les manuscrits qu’il a proposés antérieurement à son exil, seul le poème dit des « Pachas rouges » fut pour ainsi dire étouffé dans l’œuf. Et si l’intelligence et l’éclat de son œuvre jurent avec le régime borné et sournois qui la vit naître, elle a toujours fini par passer une censure qui faisait bonne garde, et n’ignorait pas ce que disait de lui la presse occidentale. Reste en effet qu’il a pu faire imprimer ses premiers chefs-d’œuvre (le meilleur de sa création, murmurent certains) sous ce régime-là, s’en voir distingué bien plus qu’« inquiété » (prekur), « frappé » (goditur), ou « persécuté » (persekutuar), selon les mots usuels appliqués aux victimes de la répression dictatoriale. La réputation extra muros de Kadaré n’a et n’eut d’égal que son lustre et sa consécration intra muros.
C’est pourtant bien l’image de victime qui a fini par s’imposer dans l’opinion internationale, à l’encontre de certains faits qu’il a le don d’escamoter, d’esquiver ou de tourner à son avantage, en même temps qu’il en grossit, dramatise ou surexploite d’autres. Lui-même n’use jamais (à la différence de son éditeur) du mot autobiographie, on devine pourquoi. Il se pose en mémorialiste forcément véridique puisqu’il raconte enfin en toute liberté ce que l’Ancien Régime était censé l’empêcher de révéler. Or, qui ne tient le Printemps albanais, l’Invitation à l’atelier de l’écrivain et Le Poids de la croix[8] comme les composantes d’une autobiographie proprement dite, et donc passible, à ce titre, de certaines interrogations ? Quel esprit curieux ne voudra s’assurer de sa pleine véracité quand le premier des trois volets relate une péripétie aussi inattendue que son exil, et que le troisième reconsidère sa carrière par référence expresse à cet exil, paramètre qui manquait au second, paru à Tirana juste avant qu’il ne quitte le navire. (C’était, soutiendra-t-il, pour mieux l’arraisonner et le faire changer de cap, tout en faisant l’économie d’une révolution, si j’ai bien lu le Printemps albanais.) Et que dire, enfin, de certains aveux qui se tirent de la seule et stricte analyse textuelle ?
Le corpus s’est augmenté, sur le tard, de La Poupée et des Matinées au café Rostand[9], voire de la première partie de l’essai inédit en France Kur sunduesit grinden (Quand se fâchent les maîtres du monde, Onufri, 2018). J’y inclus, pour ma part, les livres d’entretiens, ainsi que les Mémoires[10] d’Helena Kadaré, si personnels qu’ils se veuillent par ailleurs. L’impression de déjà entendu, l’omniprésence d’Ismail, qu’elle désigne sous un diminutif qui relève de leur intimité, l’emprunt du titre à l’un de ses poèmes et le simple fait de ne le publier qu’après qu’il l’a lu, tout cela contribue à centrer le récit autant sur lui que sur elle, érige l’épouse en témoin et porte-voix de l’époux autant qu’en narratrice de sa propre existence, crée le sentiment d’une relation véritablement fusionnelle.
J’exploite enfin, occasionnellement, des entretiens accordés à des organes de presse. C’est donc un corpus polymorphe qui me tient lieu de matière, en fonction de ce commun dénominateur : l’auteur ou son double se livre par écrit ou verbalement, sa vie se ramenant pour l’essentiel à ses aventures littéraires telles qu’il les perçoit et les confie.
J’exclus, en revanche, les fictions à caractère plus ou moins autobiographique, à savoir Chronique de pierre, Le Crépuscule des dieux de la steppe et le triptyque Trois temps[11] (Le Temps des premiers écrits, Le Temps de l’argent et Le Temps de l’amour) : le fictif et le vécu y sont trop confondus et inégalement mêlés. J’exclus de même le roman L’Ombre (Fayard, 1994), écrit sous la Dictature, mais dont les censeurs n’ont pas eu à connaître, et dans lequel il est tout aussi difficile de faire la part entre la fiction et la confidence. Je n’ai pu aborder, enfin, qu’une partie des entretiens accordés à la presse albanaise et française, mais il est douteux qu’il ait, en chaque occasion, tenu des propos inédits.
D’aucuns me reprocheront le ton un peu vif auquel je cède parfois, et je ne nie pas une certaine tendance à joindre le plaisant – voire le piquant – à l’instructif, dans le souci du rien qui pèse ou qui pose, comme disait le poète. On se défend mal, aussi, d’une certaine impatience devant ce qu’on a toutes raisons de juger suspect, a fortiori quand il y a constat de tromperie. Mais soutenir, ajouterai-je aussitôt, que notre autobiographe fait entorse à la réalité des choses par omission, exagération, sous-estimation ou sollicitation de tel ou tel fait, ce n’est pas m’ériger en donneur de leçons politiques ou de rigueur morale et intellectuelle : c’est œuvrer allègrement au profit de la Connaissance. Et cela en faisant bien la part de ce que je puis affirmer, ou seulement conjecturer, ou de ce que me dois de laisser sans réponse.
À défaut de révolutionner cette Connaissance, du moins espéré-je corriger un tant soit peu les distorsions que l’autobiographie de Kadaré a pu susciter, ici ou là, telles celles relevées dans l’édition Larousse[12] de Qui a ramené Doruntine ?. Je les livre d’emblée au jugement des lecteurs : « Son roman Le Général de l’armée morte (1962) remporte un vif succès même à l’étranger. Il lui attire aussi ses premiers ennuis avec le Pouvoir : on le soupçonne de trahir la ligne officielle du Parti sur le plan littéraire et politique. […] En 1970, à la suite d’une timide ouverture du régime, Kadaré est désigné député […] il se résigne à cette nomination. C’est le prix à payer pour continuer à écrire et publier. Pour les mêmes motifs, il adhère en 1972 au Parti du Travail. Au sein de délégations d’écrivains, il peut ainsi voyager à l’étranger. Les attaques ne cessent pas pour autant. […] Obligé de faire son autocritique, Kadaré est condamné à deux ans de travaux manuels à la campagne. À son retour à Tirana, il se voit interdit de publier des romans. Kadaré entasse alors des manuscrits qu’il publiera plus tard. »
Consultée à la date du 16 janvier 2016, la notice informative de Wikipédia égrenait ces autres bizarreries : « En 1972, nommé député albanais sans même l’avoir demandé, il est contraint d’adhérer au Parti communiste albanais […] Il n’en continue pas moins sa lutte constante contre le totalitarisme. Écarté de la nomenclature communiste, il poursuit un temps sa carrière d’écrivain sans heurts, nonobstant la charge corrosive de ses textes contre la Dictature. Son œuvre est publiée et accueillie très favorablement à l’étranger. Kadaré finit par être qualifié d’« ennemi » lors du Plénum des écrivains en 1982, mais aucune sanction n’est prise à son encontre. Entré en disgrâce pour ses écrits subversifs […], il est finalement contraint d’éditer ses romans à l’étranger. […] Se sentant menacé (sic), il émigre en France où il obtient l’asile politique en octobre 1991. » Ainsi le sort que lui enviaient tous ses confrères – être publié à Paris – se tournait-il en châtiment !
Certes, Wikipédia ne constitue pas une source officielle, scientifiquement reconnue, mais n’en reflète pas moins ce qui se dit ou se pense communément sur les sujets qui y sont abordés.
On trouvera, dans les informations et commentaires qui suivent, les correctifs, démentis et compléments qui s’imposent.
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©Alexandre Zotos L’avant-propos publié avec l’accord de l’auteur.
[1] Seul le patronyme s’écrit désormais à la française : façon symbolique de marquer son appartenance à deux pays ? J’ajoute qu’il n’y a pas maligne intention de ma part là où, m’autorisant d’un usage albanais, je ne le désigne que par son prénom.
[2] Paris, Albin Michel, 1970, avant de passer chez Fayard. Mon édition de référence est celle du second tirage en Livre de Poche, coll. biblio, 2007. Elle reprend le texte de l’édition Fayard (vol. 6 des Œuvres/Vepra, 1998, préface d’Éric Faye, revu et augmenté en cette occasion). L’édition Onufri (vol. 2 des Vepra, 2007) limite la genèse aux années 1962-1963, l’avis de l’éditeur faisant pourtant mention des ajouts de 1967 ; la plupart des éditions, à commencer par celle d’Albin Michel, l’étalent sur les années 1962-1966. Et Kadaré raconte, dans l’Invitation à l’atelier de l’écrivain (Fayard, 1991), comment il put transmettre à certains éditeurs des corrections inspirées après coup par le texte d’Albin Michel.
[3] Paris Fayard, 1978. Mon édition de référence est celle de la collection Folio, et du Livre de Poche pour la version finale, donnée sous le titre original L’Hiver de la grande solitude.
[4] Paris, Hachette littérature, 1972, puis Fayard, 1985 et 2001 (édition revue et augmentée).
[5] Paris, Hachette littérature, 1973, puis Fayard, 1985, le titre devenant Chronique de pierre.
[6] P. Morgan, The Writer and the Dictatorship 1957-1990, London, Legenda, 2010 et J.-P. Champseix, Ismaïl Kadaré : une dissidence littéraire, Paris, Honoré Champion, 2019.
[7] Le mérite en revient à un autre de ses admirateurs, mais je fus heureux de m’y associer. J’avais déjà accepté comme un honneur, cinq ans auparavant, de prendre part à la même cérémonie à l’Université Stendhal de Grenoble, et il me fut tout aussi agréable de collaborer à l’édition de ses Œuvres/Vepra chez Fayard. Je passe sur tels articles ou études où je n’eus à m’occuper que de son art d’écrire.
[8] Éditions Naim Frasheri, 1990, pour l’Invitation à l’atelier de l’écrivain (Ftesë në studio), et Fayard, 1991, pour l’ensemble des trois ouvrages, Le Poids de la croix faisant suite à l’Invitation ; Jusuf Vrioni restant le traducteur, à l’exception de Printemps albanais (titre original : Nga një dhjetor në tjetrin [D’un décembre l’autre]), confié dans l’urgence à Michel Métais.
[9] Fayard, 2015 puis 2017, textes traduits par Artan Kotro, en partage avec Tedi Papavrami pour le second titre.
[10] Fayard, 2010, traduit par Artan Kotro. L’édition albanaise est postérieure (2011) et comporte des retouches. Le reste s’établit donc ainsi, pour m’en tenir aux seuls supports livresques : Éric Faye, Entretiens, José Corti, 1991, Ismail Kadaré, Dialogue avec Alain Bosquet, Fayard, 1995, traduit par Jusuf Vrioni, Ismaïl Kadaré – Denis Fernandez-Récatala, Temps barbares – De l’Albanie au Kosovo, entretiens, L’Archipel, 1999, Ismaïl Kadaré et Denis Fernandez-Récatala, Les Quatre interprètes, Stock, 2003, Ismail Kadare et Ukshin Hoti, Bisedë përmes hekurash (Conversation à travers les barreaux), livre politique où Kadaré fait lui-même les questions, Tiranë, Onufri, 2000, « Entretien avec Ismail Kadaré » dans la revue L’Œil-de-Bœuf (mai 2000, n° 20), Ismail Kadaré et Gilles de Rapper, L’Albanie entre la légende et l’histoire, préface de Christian Bromberger, Actes Sud, 2004, Maks Velo, La disparition des « Pachas rouges » d’Ismail Kadaré – enquête sur un « crime littéraire », traduit par Tedi Papavrami, Fayard, 2004, Branka Bogavač, Razgorovi u Parizi (Conversations à Paris), Beograd, 2002, livre redonné par Onufri sous le titre Biseda në Paris, Tiranë, 2007 (traduction de Nikolla Sudar, préface d’Helena Kadaré), Mimoza Cika-Kelmendi, Kadare ndryshe (Kadaré, différemment), Tiranë, Naimi, 2009, Bisedë në Hylli i Dritës (Entretien avec la revue Hylli i Dritës), repris par Onufri dans le volume 20 des Vepra (Œuvres).
[11] Inclus dans le volume 5 des Œuvres/Vepra de Fayard.
[12] Coll. Classiques Contemporains, texte présenté, annoté et commenté par Alain Migé, professeur des universités, 2009.
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