Paris, 15 janvier, 2010
Le Luth des montagnes : Une épopée albanaise
Il aura fallu attendre quatre-vingt-deux ans pour que le chef d’œuvre du grand poète albanais, Gjergj Fishta soit traduit en langue française. En effet, Le Luth des Montagnes, Lahuta e Malcis en albanais, était jusqu’à présent disponible en italien, allemand et anglais, mais non dans la langue de Molière, c’est chose faite avec la traduction que propose aujourd’hui Abidin Krasniqi, L’Harmattan, Paris, 2019.
Dans la quatrième page de l’édition française on peut lire : Le Luth des Montagnes, œuvre d’une vie du poète albanais et prêtre franciscain Gjergj Fishta narre les épisodes les plus saillants d’une période qui a vu tout un peuple se dresser et demander sa reconnaissance, puis très vite, son indépendance. En effet, au début du xixe siècle, après presque quatre cents ans de domination ottomane, des auteurs commencent à écrire et à publier en albanais. Simultanément, des révoltes armées éclatent à travers tout le territoire qu’habite ce peuple encore mystérieux en Occident. Les écrits comme les insurrections se multiplient tout au long du siècle, pour atteindre leur point d’orgue en 1878 avec la constitution de la Ligue de Prizren et leur généralisation en 1910-1912, aboutissant à l’indépendance du pays. Ce sont ces événements que le poète dépeint avec la fougue et l’enthousiasme de celui qui s’est donné pour objectif d’éveiller la conscience nationale de ses compatriotes. À travers cette fresque épique, le lecteur fait la connaissance d’un peuple, de ses traditions, de ses coutumes, de ses mythes et de son mode de vie. Il découvre une société européenne qui au xixe siècle encore, a préservé une organisation sociale, une langue, une foi ancestrale et qui promeut l’honneur, le respect et la bravoure en toutes circonstances.
L’œuvre, publiée par épisodes à partir de 1905, et en totalité en 1937, a suscité les réactions les plus enthousiastes dès ses origines. Des critiques littéraires, des écrivains, des linguistes albanais comme étrangers ont immédiatement remarqué le talent de Gjergj Fishta. Le Luth des Montagnes a été qualifié d’Iliade albanaise, son auteur de Tyrtée de la nation. Le savant et linguiste albanais Eqrem Çabej considère Fishta comme un poète doté d’une puissance épique innée :« Avec le Luth des Montagnes, Gjergj Fishta apparaît comme un poète doté d’une puissance épique innée, son récit, vivant, coule naturellement. L’œuvre s’appuie sur les chants de bravoure du Nord, chants que l’auteur transcende et exalte. Fishta débute par la petite unité de la tribu pour finir par la grande entité de la nation […]. Et de fait, son œuvre est devenue une épopée nationale. » (Jeta e re, n° 11-12, 1990).
L’homme politique et écrivain Eqrem bey Vlora qualifia Fishta comme le plus grand poète albanais :« Dieu a donné à l’Albanie et aux Albanais leur plus grand poète, le père Gjergj Fishta. Il est chanteur des valeurs morales du peuple albanais, expert de la langue paysanne, maître d’une langue qu’utilise et comprend le montagnard de Shkodra, le kosovar, le dibranë [de l’est], le çamë où le labë [du sud] quand il loue ou lamente le héros de son peuple. » (Vlora 1961, pp. 408-409).
Pour le savant italien Antonio Baldacci, Fishta est un poète qui vole très haut :« Le père Gjergj Fishta est un rénovateur de la langue albanaise, un apôtre de la liberté de sa patrie, un défenseur du nom de l’Albanie et de son progrès. […] Le père Fishta est un poète qui avec ses vers vole très haut, tel un aigle au-dessus des sommets albanais. Il chante les faits d’armes de ces hommes qui avec leurs poitrines ont défendu ces montagnes. » (Hylli i Dritës, n° 10, 1931, p. 573).
En 1944 cependant, un régime communiste a pris le pouvoir en Albanie. Fishta a été non seulement banni des programmes scolaires, mais aussi des livres d’histoire et la seule possession de ses livres était punie de plusieurs années d’enfermement. Ces précisément dans ces années sombres que l’écrivain albanais le plus connu en France, Ismail Kadaré qualifia l’écriture du Luth des Montagnes comme une entreprise absurde dont le résultat était une chronique stérile et monotone:
« […] le prêtre Gjergj Fishta, dans la solitude du couvent des Franciscains, ambitionnait de créer une œuvre anachronique et largement hors de sa portée. Il essayait de broder un poème total qui réunirait toute l’épopée albanaise, à l’exemple de ceux qui au Moyen-Âge avaient recueilli le chant des Nibelungen, les autres épopées européennes, ou même, si l’on remonte le temps, les poèmes homériques. Une entreprise absurde, vous pouvez bien l’imaginer, car au poète franciscain manquaient beaucoup de qualités nécessaires pour canaliser le grandiose et merveilleux bouillonnement, tantôt paradisiaque, tantôt infernal de l’épopée du nord [du pays]. À la place de tout cela, de la plume de Fishta a coulé le long et monotone Luth des Montagnes, une chronique stérile, qui en plus d’être moralisatrice et didactique à souhait, ressemble à l’épopée du nord autant que l’eau déminéralisée peut ressembler à l’eau des ruisseaux de montagne. » (I. Kadare – Ardhja e Migjenit në letërsinë shqipe, Tiranë, 1990, pp. 39-42).
Avec la chute du Mur de Berlin et la fin de l’Albanie totalitaire, Fishta est réhabilité et redécouvert par les lecteurs. Ses œuvres sont plusieurs fois rééditées, Le Luth des Montagnes est traduit en anglais par le spécialiste canadien de la littérature albanaise, Robert Elsie, en 2005 et plusieurs colloques sont organisés à Tirana comme à Prishtina. En 2007, Ismail Kadaré nuancera son avis sur Fishta en déclarant, dans une interview pour la revue culturelle Hylli i Dritës, qu’il lui a fallu du temps pour réaliser que son jugement était erroné et que Fishta est un poète irremplaçable:
« J’avais des réticences, des préjugés, en particulier pour les œuvres dites monumentales, telles que ‘L’histoire de Skanderbeg’ et ‘Le Luth des Montagnes’. Il m’a fallu beaucoup de temps pour réaliser que mon jugement était erroné. […] Naim Frashëri et Gjergj Fishta ont été et restent les deux poètes nationaux de l’Albanie, les seuls, irremplaçables. Le poète national n’est pas censé avoir cette éloquence artistique, cette perfection ou cette magie suprême qui est souvent un art luxueux et élitiste. Les poètes nationaux, pour des raisons connues, ont souvent sacrifié leur art sur un autre autel. En même temps, ils créent avec leurs nations une relation frappante, presque mystérieuse […]. (I. Kadare, Vepra, Tiranë, Onufri, 2009, p. 411-412).
Le commentaire le plus touchant sur l’œuvre de Fishta demeure cependant celui de l’écrivain et traducteur albanais Lazër Shantoja, qui alors qu’il était en exil en Italie écrivait :« Voilà un an que je n’ai pas parlé notre langue, voilà un an que je n’ai entendu personne la parler. Que fais-je ? Je prends le Luth des Montagnes ou un autre de vos poèmes, je le lis à haute voix et je pleure… Ne croyez pas que je pleure facilement… […] Non, non. Mais je pleure presque toujours quand je lis vos mots. Dans le silence de ce moment, de ces pleurs causés par la beauté de votre langue, de notre langue, je comprends des choses qu’aucun psychologue, qu’aucun historien ne peut enseigner. » (Shantoja 1961, p. 397).
Le vendredi 17 janvier à 18H30, l’association Albania organise une rencontre avec Abidin KRASNIQI, le traducteur de Lahuta e Malcis, (Le Luth des Montagnes), Maison des Associations du 7ème arrondissement Paris, 4 rue Amélie.
À cette occasion vous pouvez acheter le livre, disponible aussi sur Amazon : Le Luth des montagnes: Une épopée albanaise