Paris, le 15 septembre, 2022
L’ère du laisser-faire pourrait bien amorcer son déclin. Les contraintes grandissantes que nos sociétés exercent dans leur lutte contre la pandémie, le réchauffement climatique et les abus sexuels montrent que la liberté, si elle ne fut jamais illimitée, perd du terrain. Aux USA même, où elle a longtemps été sacralisée tout en s’appuyant sur l’asservissement de la population noire, s’affirme a contrario une exigence de protection et d’empathie collective connue sous le nom de care (soin). Par un de ces retournements ironiques dont l’Histoire est fertile, la liberté, ressort des grandes révolutions du XVIII° siècle, est en passe de devenir l’étendard d’une droite individualiste qui se durcit paradoxalement en son nom, l’autre camp n’hésitant plus, face à la désinhibition radicale d’un Trump, à assumer des exigences de censure au nom de la protection des minorités et des femmes.
Cette attente de soin s’y est entretemps étendue aux domaines sexuel et artistique. Il ne s’agit plus seulement d’exiger d’avantage d’aides sociales de l’État mais de réclamer des contrats oraux ou écrits entre futurs partenaires sexuels afin qu’aucun ne puisse abuser de sa supériorité professionnelle, financière ou physique pour contraindre, dominer ou humilier. Tout comme il est question de promouvoir un art réparateur capable de panser les plaies des victimes en affrontant les causes de leurs souffrances, à rebours d’une littérature reflétant « cyniquement » le monde tel qu’il est. « Je ne peux m’empêcher de penser que, plus il y a d’art, moins il y a de vertu », déclarait déjà John Adams, deuxième président des États-Unis.
Poétesse et essayiste américaine mêlant avec un grand naturel des réflexions plus qu’intimes aux spéculations philosophiques, Maggie Nelson s’est lancée dans ce vaste chantier avec un appétit vorace. Sur le plan culturel, elle s’affirme résolument hostile à toute esthétique orthopédique qui tenterait de « réparer » le monde ou de protéger moralement ses perdants, lui préférant l’ancienne attitude avant-gardiste qui voulait choquer pour imposer des formes nouvelles : on peut toujours rêver d’un commerce équitable, il faudrait un miracle pour qu’un art éthique ne produise pas d’ennui.
Sexuellement, Nelson s’avance aussi avec force, dans un contexte plus que tendu, en faveur d’une liberté qui assume l’ambiguïté et les zones d’ombre qui marquent toute libido, pas seulement féminine – le passage retraçant sa relation désinhibitrice à l’alcool est remarquable. La drogue, qui fait l’objet d’une troisième partie, est à la fois reconnue comme un désinhibant social et une aliénation liberticide – à chacun de choisir là encore.
Consacrée aux risques d’épuisement de la planète, la quatrième partie convainc moins. Effarée par les menaces d’apocalypse, Nelson semble prête à lâcher ses exigences de liberté pour envisager – avant de se rétracter – une sorte de dictature provisoire, le temps de décarboner la planète : la liberté de se suicider au CO2 entraînant ici la mort potentielle de tous, la contrainte retrouverait un crédit à ses yeux. Stimulante partout ailleurs, l’avalanche de citations semble compenser ici une certaine irrésolution, comme si le sujet était trop énorme pour ce livre, déjà riche en réflexions stimulantes.
De la liberté. Quatre chants sur le soin et la contrainte, Maggie Nelson, traduit de l‘Anglais (États-Unis) par Violaine Huisman, Éditions du Sous-sol, 410 p. 23 €