Colette grande écrivaine encore sous-estimée

Le 150e anniversaire de la naissance de l’écrivaine Colette met en lumière un génie au féminin pourtant encore  sous-estimé. Elle écrivit comme Proust des pages admirables sur la jalousie et sur les hommes à hommes, pour qui elle avait un faible. Mais elle savait contrairement à lui tout dire en trois mots, comme dans La Naissance du jour : « Le pire dans la vie d’une femme : le premier homme (…) après, la vie conjugale – ou sa contrefaçon – devient une carrière ».

Claude Arnaud
Colette par Reutlinger, en 1907, Bridgeman images

Paris, le 26 janvier 2023.

Colette reste une personnalité littéraire considérable, au 150° anniversaire de sa naissance, mais elle n’est toujours pas vue comme le grand écrivain qu’elle est. Elle a beau avoir été louée par Proust et par Gide, ses exacts contemporains, elle n’exerce pas le même magistère. Il flotte encore autour d’elle cette légère odeur de soufre qui tint longtemps l’École à l’écart et poussa l’Église à refuser de participer à ses obsèques, portant nationales.

Né en 1873 en Bourgogne, dont elle garda toujours l’accent rocailleux, Gabrielle Sidonie Colette n’était pas destinée à devenir écrivain, il est vrai. C’était son père qui rêvait d’inscrire leur patronyme, qu’elle finira par reprendre, en tête de volumes imprimés. Mais à la mort de ce capitaine unijambiste, on ne retrouvera que des cahiers d’écoliers indiquant le titre des romans à venir, rien d’autre. Peut-être Colette n’aurait-elle jamais écrit une ligne si elle n’avait rencontré Willy, un homme de 13 ans son aîné – on aurait juré bien plus -, puis épousé à 20 ans ce maquignon littéraire dont l’atelier comprend des auteurs aussi remarquables que Paul-Jean Toulet – « Willy ont du talent », ironisait Jules Renard.

Sans cesse en quête de manuscrits pour financer son train de vie, ce fils d’un éditeur parisien lié au capitaine encourage sa jeune épouse à rédiger ses souvenirs d’écolière. Déçu par eux, il les range dans un tiroir dont il ne les ressort que pour lui demander d’en pimenter le contenu, avant de les publier en 1900 sous son seul nom et de les intituler Claudine à l’école.  « Je m’appelle Claudine, j’habite Montigny ; j’y suis née en 1884, probablement je n’y mourrai pas » : le ton Colette s’impose dès la première ligne. Ce sera un triomphe, et un modèle d’effronterie pour des millions de jeunes filles.

Trois autres Claudine suivront,  donnant lieu à des adaptions théâtrales ou cinématographiques, signés cette fois « Willy et Colette Willy ». La série devint si populaire qu’une jeune pensionnaire ne pouvait plus paraître en cours sans arborer son col Claudine, en l’honneur de l’héroïne. Jusqu’à ce que Colette se sépare de Willy, qui la trompe ouvertement, et prenne son envol littéraire après le Dialogue des bêtes (1904). Il faudra pourtant attendre 1923 pour la voir signer ses livres du seul nom de son père. Comme si elle n’était sortie du bois que pour réaliser ses rêves à lui.

Sidonie, la mère, compta plus encore. Cette grande lectrice entretint un rapport quasi-incestueux avec sa fille et la nature, confondues dans un même élan. À tu et à toi avec les bêtes, elle dressa de main de maître Colette, qui inventera plus tard qu’elle aurait refusé de venir la voir à Paris afin de pouvoir assister à la floraison quadriennale de son cactus: Sidonie fut en vérité un soutien affectif et littéraire constant. Mais on ne crée pas un mythe sans casser des œufs.

Colette refusera jusque dans les années 30 de s’envisager en écrivain. Elle n’accumulait les livres  que pour gagner sa vie et les jugeait d’autant plus sévèrement qu’elle n’aimait pas écrire. Elle préférait paraître sur scène avec Missy de Morny, sa très généreuse maîtresse depuis la fin de son mariage malheureux, dans une pantomime au Moulin-Rouge, avant d’ouvrir un institut de beauté dans le quartier de la Madeleine. Mettant plus haut que tout l’indépendance matérielle, elle ira jusqu’à déclarer au tout jeune Simenon, qui lui soumettait ses premiers écrits : « Supprimez toute la littérature, et ça ira. » Ce qu’il fit, pour son plus grand profit. Ce qu’elle ne fit jamais, pour notre plus grand plaisir.

C’est une forme de jubilation qui semble même la saisir quand elle dresse l’extraordinaire portrait de Willy dans Mes apprentissages, ou qu’elle ravive le souvenir des   Sappho parisiennes qu’elle connut et parfois aima, dans Le Pur et l’impur. Le portrait prémonitoire qu’elle fait dans Chéri des liens qu’elle nouera avec le fils de son second mari – 16 ans ! même Woody Allen aura été plus patient – témoigne de sa fougue. Le temps n’y changera rien, même si elle sut conclure une paix des braves avec son troisième époux, le jeune Maurice Goudeket. Si la marque d’un auteur est de s’imposer comme l’intime de ses lecteurs sans les avoir jamais croisés, Colette fut bien un très grand auteur : quiconque la lit acquiert à l’instant son odorat surpuissant, son hypertrophie sensible, son avidité alimentaire et érotique, son art d’entrer en commerce avec les animaux, les fleurs et les fruits.

Il existe donc une Colette pour chacun. Pour les amis des bêtes et ceux des jardins. Pour les femmes à hommes et les hommes à femmes. Pour les cougars en quête de jeunes mâles – elle aimait le Blé en herbe – et pour les lesbiennes en recherche de modèles. Sans parler des amateurs de triolisme, qu’elle pratiqua avec Willy et une riche Américaine, Georgie Raoul-Duval. Seuls les lecteurs de grands romans à thèses ou de fresques politico-guerrières risquent de rester sur leur faim : souvent brefs et cinglants, ses livres sont plus près du château de sable que de la cathédrale de granit. Ils n’offrent pas de conception synthétique de l’existence, tel celui de Proust, ils naissent de la vie même, comme le pollen des fleurs, le sang des animaux et le lait des femmes. A la façon de ces nymphes païennes qui vivaient dans les sources et réfléchissaient quiconque se mirait en elles, Colette reflète à merveille les ambiguïtés de qui la lit.

Ce fut aussi une grande journaliste et une immense critique d’art (littérature, théâtre, ballet), ses chroniques le prouvent. Son style fruité, charnu, tropical, ployant parfois sous la densité des lianes, la situe pourtant aux antipodes de qui voudrait   réduire la littérature à une extension du journalisme. Pionnière de l’autofiction selon Serge Doubrovsky, Colette n’aurait pas plus encouragé l’auto-sociologie qu’on nous sert parfois en modèle – elle   détestait passer pour victime et n’avait rien de scolaire. Pourvu que les lycéens qui plancheront cette année sur Sido au Bac lui fassent meilleur accueil qu’à Sylvie Germain l’an dernier !

C’était une force de la nature, usant de ses livres pour régler ses comptes et pour aveugler d’un coup de griffe l’imbécile qui n’avait vu en elle qu’une provinciale timorée. Ses récits sont remplis d’hommes volages, superficiels et veules, de femmes jalouses mais prêtes à survivre ensemble aux carences des premiers et qui trouvent dans cette proximité une nouvelle raison d’être. Cette opportuniste vitale se doublait d’un dur à cuire – jamais elle ne suivra aucun enterrement ni ne s’émouvra d’un suicide, la vie seule méritait d’être célébrée. Claudine avait accouché d’une panthère, et plus personne ne mouftait : de Montherlant à Morand, les auteurs les moins féministes célébraient son talent.

Elle ne lutta pas pour le droit de vote universel et prit mal l’aveu du saphisme de sa fille, prénommée Sido elle aussi. Mais elle poussa ses lectrices à revaloriser leur personne et à suivre leurs désirs  en leur donnant la clef des champs. Héritant d’une vision  canonique des rapports   mâles-femelles – elle tenait à ces catégories animalières –, elle les surpassa pour s’imposer en maîtresse-femme apte à traverser les sexes et les âges, comme l’Orlando de Virginia Woolf.  « Moi, je pense avec tout mon corps », disait-elle, et ce fut sa façon d’obliger certains hommes à ravaler leur mépris pour la vie organique. Ce n’est pas elle qui se serait fait couper les seins pour s’imposer leur égale, comme la sportive Violette Morris : la santé était son unique idéologie.

Elle écrivit comme Proust des pages admirables sur la jalousie et sur les hommes à hommes, pour qui elle avait un faible. Mais elle savait contrairement à lui tout dire en trois mots, comme dans La Naissance du jour : « Le pire dans la vie d’une femme : le premier homme (…) après, la vie conjugale – ou sa contrefaçon – devient une carrière ». A force de dompter les mâles, Colette avait appris à penser avec un fouet. Sa poigne est telle que la description l’emporte souvent sur l’intrigue et le style sur l’action, dans ses livres. Elle restera comme une très grande psychologue ayant su étendre sa gourmandise à toutes les catégories du vivant. Et elle aura prouvé que le génie s’accordait aussi au féminin. En attendant le Panthéon ?

 Publications

Colette, Le blé en herbe et autres écrits, préface d’Antoine Compagnon, Gallimard, Pléiade, 1360 pages, 64 euros.

Emmanuelle Lambert, Sidonie Gabrielle Colette, Gallimard, 214 p. 29, 90 euros.

Bénédicte Vergnez-Chaignon, Colette en guerre, Flammarion, 334 p. 21 euros.

Frédéric Maget, Notre Colette, Flammarion, 350 p., 23 euros.

Le livre de poche réédite tous les livres de Colette ainsi que Colette et les siennes, le récit de Dominique Bona. Les éditions des Femmes ressortent leurs livres audio et les éditions de l’Herne, leur cahier Colette.

Expositions

Du 14 janvier au 2 avril, la Fondation Jan Michalski présente à Montricher, en Suisse, une exposition réunissant près de 250 documents rarement montrés au public. L’exposition viendra ensuite en septembre au Grand Palais de Paris.

Musée Colette de Saint-Sauveur-en-Puisaye, il présente une exposition : « Devenir Colette » à partir du 17 juin 2023

Article in extenso dont une version plus courte: “Colette : en attendant le Panthéon ?”est publiée par Le Point.