Prix Décembre 2024 “Le bastion des larmes”

La remise du Prix Décembre 2024 à Abdellah Taïa marque une étape importante dans la carrière de cet auteur, déjà reconnu pour ses œuvres marquantes et son approche intime de la littérature. Avec Le bastion des larmes, Taïa confirme son rôle d’observateur sensible des complexités humaines, portant un regard à la fois tendre et impitoyable sur les blessures qui façonnent nos vies. Le Prix Décembre ne fait que renforcer la place de ce roman dans le paysage littéraire actuel, où il continuera sans doute à toucher de nombreux lecteurs par la force de son humanité et l’acuité de son propos.

Klara Buda
Abdellah Taïa reçoit le Prix Décembre au musée Yves Saint Laurent à Paris, le 30 octobre 2024.

Abdellah Taïa remporte le Prix Décembre 2024 pour Le bastion des larmes

Le Prix Décembre, reconnu comme l’un des plus grands prix littéraires de l’automne 2024, a été décerné ce mercredi 30 octobre à l’écrivain marocain de langue française Abdellah Taïa pour son dernier roman, Le bastion des larmes, publié le 22 août aux éditions Julliard. Cet ouvrage, son quatorzième, témoigne d’une intense profondeur personnelle qui n’a pas manqué de toucher les lecteurs, atteignant déjà 5 867 exemplaires vendus.

Avec ce nouveau roman, Taïa s’impose une fois encore comme une voix unique dans la littérature contemporaine, abordant les thèmes de la douleur et de la résilience humaine à travers une écriture à la fois fine et pénétrante. Le bastion des larmes plonge ses lecteurs dans un univers empreint de mélancolie et de fragilité, où chaque émotion semble à la fois singulière et universelle. Le choix du mot « bastion » dans le titre n’est pas anodin : il évoque un espace de défense, un lieu de repli pour survivre aux épreuves et aux défis que la vie impose. Ce refuge symbolique confère à l’œuvre une dimension supplémentaire, suggérant que la souffrance peut, malgré tout, devenir un lieu de renaissance. Taïa nous rappelle que la douleur, aussi accablante soit-elle, peut devenir un point de départ pour se reconstruire, offrant aux personnages – et, par extension, aux lecteurs – un espace où réapprendre à vivre.

Une œuvre qui transcende les frontières de la narration

Le bastion des larmes séduit également par sa capacité à dépasser la simple narration pour explorer en profondeur des thématiques humaines complexes. Taïa ne se contente pas de raconter une histoire, il scrute la nature même des liens qui unissent et désunissent les individus face à l’adversité. Le récit s’articule autour de dilemmes moraux, de choix difficiles et de situations où l’espoir et la résignation s’entrecroisent de manière poignante. Dans cette optique, l’auteur s’attarde sur les détails insignifiants en apparence, mais porteurs de sens. Il explore les failles comme les forces de ses personnages, offrant ainsi une réflexion introspective et philosophique sur la condition humaine.

Ce qui distingue particulièrement Le bastion des larmes, c’est l’approche subtile de Taïa dans l’interprétation de l’expérience humaine. Avec une écriture ciselée, il invite ses lecteurs à remettre en question leur propre relation à la douleur, à la résilience et à l’espoir. Ce roman ne propose pas de réponses simples, mais pousse plutôt à une réflexion personnelle sur l’impact des blessures intérieures et des moyens d’y faire face.

Une reconnaissance méritée pour une œuvre à résonance universelle

Le succès de Le bastion des larmes auprès du jury du Prix Décembre s’explique en grande partie par cette capacité de l’auteur à capturer l’universalité des épreuves humaines. Ce livre va au-delà des frontières culturelles et sociales, touchant un public varié par son authenticité et la finesse avec laquelle il traite les questions de solidarité, d’abandon, et de survie émotionnelle. Taïa propose une réflexion sur les liens familiaux et amicaux, leur ambiguïté et leur complexité, faisant de ce roman bien plus qu’un simple récit : il en fait un miroir pour le lecteur, une occasion de se confronter à ses propres émotions et à ses propres choix.

La pertinence de l’attribution du Prix Décembre à Abdellah Taïa s’ancre dans cette profondeur littéraire et cette dimension introspective qui caractérisent l’ensemble de son œuvre. Au fil de ses livres, Taïa s’est affirmé comme un écrivain capable de transcender les barrières de l’intime pour toucher à l’universel. Le bastion des larmes en est une illustration éclatante, où la mélancolie n’est jamais synonyme de faiblesse, mais devient au contraire une force motrice pour les personnages, un moyen de réinventer leurs vies malgré les épreuves.

Une cérémonie empreinte d’émotion et de prestige

La remise du Prix Décembre a eu lieu lors d’une cérémonie organisée par la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent, dans le cadre prestigieux du Musée Yves Saint Laurent Paris. La soirée a réuni de nombreuses figures littéraires et culturelles, rendant hommage au talent d’Abdellah Taïa et à l’impact de son œuvre. Le jury, composé de personnalités reconnues telles que Laure ADLER, Claude ARNAUD, Maxime CATROUX, Charles DANTZIG, Chloé DELAUME, Christophe HONORÉ, Orianne JEANCOURT-GALIGNANI, Patricia MARTIN, Amélie NOTHOMB, Arnaud VIVIANT, a salué unanimement la profondeur de ce roman et la singularité de l’auteur.

La remise du Prix Décembre 2024 à Abdellah Taïa marque une étape importante dans la carrière de cet auteur, déjà reconnu pour ses œuvres marquantes et son approche intime de la littérature. Avec Le bastion des larmes, Taïa confirme son rôle d’observateur sensible des complexités humaines, portant un regard à la fois tendre et impitoyable sur les blessures qui façonnent nos vies. Le Prix Décembre ne fait que renforcer la place de ce roman dans le paysage littéraire actuel, où il continuera sans doute à toucher de nombreux lecteurs par la force de son humanité et l’acuité de son propos.

À titre d’anecdote, chaque année de la consecration de Prix Decembre, selon ce que ma sensibilité capte, une phrase se grave en moi. Sans intention préalable, elle revient inévitablement à mon esprit dès qu’il est question de Lola Lafon ou de son œuvre, surgissant dans le flot de la conversation. Je décris un fait, en toute neutralité : sans ériger l’anecdote en manifeste, j’estime qu’elle offre un aperçu fugace mais significatif de l’âme d’un personnage – un aperçu peut-être erroné, mais qui, inconsciemment, s’impose à l’esprit, comme savent l’exprimer tous les grands artistes face à leur public.

L’année passée, donc, cette phrase s’est posée à propos de Lola Lafon, romancière née à Paris, qui a passé une nuit dans la Maison d’Anne Frank à Amsterdam. Dans cette expérience, elle revisitait le parcours de l’adolescente qui vécut dans le silence d’un appartement fantôme durant l’Occupation, tenant son journal avec une justesse et une malice poignantes. Dans ce périple au cœur de la mémoire, Lola Lafon explorait en même temps ses propres résonances intimes, ses souvenirs de jeunesse.

Le détail ? Elle a précisé qu’elle n’avait appris sa nomination pour le prix que deux heures avant, et ce alors qu’elle était en pleine course à pied. Elle reçut l’appel qui la consacrait lauréate, et, pour attester de l’authenticité de ce moment, elle ajouta ceci, presque en s’excusant : “La preuve, c’est que je n’ai pas eu le temps de trouver mieux que ce t-shirt en jean sur un haut noir – alors que je sais bien que le bleu et le noir ne s’accordent pas.” Ces mots m’ont suivi tout le reste de la soirée, pendant que je m’habillais pour le Prix Décembre 2024. Soudain, cette autrice, lauréate d’un prix célébrant l’audace littéraire, révélait que son premier souci avait été l’harmonie de ses couleurs vestimentaires, respectant malgré tout les codes et les canons de ce lieu mythique de la mode qu’est le Musée Yves Saint Laurent.

Je connais et j’admire le parcours de Lola Lafon, mais je ne peux me défaire de cette question qui me traverse : cette posture d’avant-garde est-elle une expression spontanée, ou un rôle savamment assumé ? Car au-delà de l’image de l’écrivaine qui cherche à ébranler les normes, cette attitude suggère que les conventions et les attentes ne lui sont pas indifférentes. Elle semble se soucier de sa conformité aux codes, même en un lieu qui célèbre ceux qui brisent les frontières de la création et les codes. L’œuvre de Lola Lafon veut nous convaincre de sa liberté vis-à-vis des diktats esthétiques et des conventions, mais cette scène laisse entrevoir une attache, même ténue, à ces mêmes canons qu’elle semble vouloir dépasser.

Il y a t-il une leçon ? Si oui, quelle est la leçon de l’annectode ?

Un discours spontané peut révéler des éléments profonds, tout comme le ferait un lapsus pour Freud. Dans un élan spontané, l’esprit relâche parfois des pensées enfouies ou des préoccupations sous-jacentes qui, autrement, demeureraient camouflées derrière le filtre conscient. Ce que nous disons sans y réfléchir ou les mots qui nous échappent peuvent être des fenêtres vers des désirs cachés, des craintes ou des contradictions intérieures. Ce souci vestimentaire, bien que superficiel en apparence, semble trahir une sensibilité aux normes sociales et esthétiques qui vont à l’encontre de l’image d’avant-garde qu’elle projette dans ses écrits. C’est comme si, malgré le rôle d’écrivaine qui défit les conventions, une part d’elle demeure attentive aux attentes du monde qui l’entoure.

La “leçon” ici, si on peut en tirer une, est la suivante : même ceux qui aspirent à s’affranchir des normes peuvent ressentir le besoin de les valider d’une certaine manière. Cet instant de vulnérabilité humaine nous rappelle que la liberté intérieure n’est jamais totale ; elle est en constante négociation avec les valeurs externes et les regards posés sur soi. Dans un monde où les codes culturels sont puissants, l’acte de se libérer de l’image extérieure est un défi sans fin, même pour ceux qui prétendent y parvenir.

Xavier Galmiche, professeur à la Sorbonne et ancien premier admis à l’École Normale Supérieure, fut le lauréat du Prix Décembre en 2022. J’étais présent lors de cette soirée, et l’anecdote de son discours m’est restée gravée. Dans son ouvrage Le poulailler métaphysique, un régal pour moi qui viens du domaine vétérinaire, il analyse le poulailler avec un savoir et une élégance qui redonnent à la littérature toute sa force : celle d’éclairer et d’adoucir la vie par la beauté.

Ce que j’ai trouvé fascinant, c’est son explication : pour nourrir ses poules, il fouillait les poubelles de bon matin à Paris. Il avait même préparé une phrase pleine d’humour et d’auto-dérision qu’il projetait de dire si l’un de ses étudiants le surprenait en pleine ‘récolte’. Toute l’assemblée riait, peut-être avec un brin d’incrédulité, mais moi, je savais qu’il disait vrai.

Il y a trente ans, fraîchement arrivé d’Albanie sans un sou, je l’avais vu, après le marché du boulevard Auguste Blanqui, ramasser des melons jetés par les commerçants, examinant chaque fruit pour en trouver encore des morceaux comestibles. Ce jour-là, j’étais figé, incapable de bouger : pour moi, il était inconcevable de récupérer de la nourriture jetée par les commerçants. Par crainte de contamination, mais aussi par orgueil, j’étais prêt à mourir de faim plutôt que de ramasser cette nourriture pourtant encore mangeable. Xavier, lui, semblait déjà conscient des enjeux planétaires, de l’impossibilité de nourrir tout le monde, et agissait avec une humilité admirable. Cela fait de lui non seulement un être extraordinaire, mais aussi quelqu’un qui défie les conventions – et donc un lauréat exemplaire du Prix Décembre.

Après avoir reçu le prix, Abdellah Taïa a pris un moment pour prononcer les noms de ses sœurs biologiques, et non ceux des personnages du livre. Il l’a fait de la même manière que l’on récite les noms des victimes d’une catastrophe ou d’un attentat, suggérant ainsi que ses sœurs, autrefois des filles de feu, débordantes d’énergie et de joie de vivre, de véritables divas, étaient déjà mortes symboliquement. Par ce geste, il rend hommage à leur disparition symbolique, à ces filles extraordinaires que le mariage et la tradition ont réduites à l’état d’esclaves dans leur propre foyer. C’est pour cela qu’il affirme dans le roman : les filles ne devraient jamais se marier !

Le lauréat de cette année Abdellah Taïa  succède à Kev Lambert, récompensé l’année dernière pour son roman Que notre joie demeure, éditions Le Nouvel Attila. Rien ne m’est resté à l’esprit du discours de Kev Lambert, comme anecdote, si ce n’est la mention de la polémique suscitée par le recours à un “lecteur sensible,” qui avait provoqué une grande controverse. Pour beaucoup, cette démarche a été perçue comme une forme de autocensure.

Quelle est l’anecdote qui m’est restée à l’esprit dans le discours d’Abdellah Taïa ? Je vous la raconterai lors du prochain Prix Décembre, en 2025.

(c) photo Klarabudapost.com