Paris, le 24 Août 2022
Depuis 1999 Éric Vuillard polit d’étonnants objets littéraires sinuant entre Histoire et fiction, récit et roman. Du sac de l’empire inca par Pizarro (Conquistadors) à la prise de la Bastille (14 juillet), de l’Anschluss au financement du parti nazi par les grands industriels allemands (L’ordre du jour, prix Goncourt 2017), ses livres nous plongent au cœur d’un moment historique crucial animé par des décideurs croqués avec un brio assurant un plaisir de lecture constant.
Une sortie honorable confirme cette règle en faisant revivre en 22 tableaux l’Indochine coloniale française à travers une plantation de caoutchouc dont l’encadrement applique des sévices corporels, un Palais-Bourbon où l’on débat des combats contre le Viêt Minh et une Banque d’Indochine, qui après avoir spéculé sur toutes les matières premières joue ouvertement la défaite, bien avant la bataille calamiteuse de Diem-Bien-Phu, tombeau de la présence française au sud-est asiatique.
Le casting est haut en couleurs : c’est l’indélogeable député du 7° arrondissement, Frédéric-Dupont, qui joue les Déroulède d’occasion devant une Assemblée surnourrie : c’est le général de Castries qui organise méthodiquement l’enfouissement dans la poche qui va être fatale aux troupes tricolores ; c’est de Lattre qui s’enlise, dans un anglais balbutiant, à justifier « notre » guerre à la télévision américaine tandis que Bidault se voit proposer par le secrétaire d’état américain deux bombes A pour régler la question. Le plus gros du personnel colonial est passé aux rayons X par un examinateur remarquablement informé qui prend un malin plaisir à dégommer ces gloires déchues de la 4° République, affairistes et stratèges mêlés.
Mais si Vuillard agite en virtuose ses marionnettes occidentales – les Vietnamiens ne sont ici qu’une masse anonyme de victimes –, on le soupçonne parfois d’aimer d’abord ses doigts : à travers ces figures qu’il ventriloque c’est toujours son point de vue qui s’exprime. « Les hommes font l’Histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font », disait Marx : écrivant 75 ans après les faits, Vuillard sait tout de ce qu’il s’est passé alors et ne laisse aucune chance à ses figurants, également frappés d’une même vanité bouffonne, à l’exception notable de Mendès-France. On ne se trompe jamais plus, quand l’histoire a tranché.
Éric Vuillard, Une sortie honorable, Actes sud, 199 p. 18,50 €
Article exclusif © Claude Arnaud