Le Mal des ruines de Claude Arnaud et sa portée philosophique

La recherche de l’identité est un thème cher à Claude Arnaud. Il ne s’appuie pas sur le fondement-racine qui domine la pensée occidentale, ni sur le concept de rhizome ou de racines aériennes d’Édouard Glissant. Il parle de racines liquides ; parce que pour lui la Corse, l’île de sa mère, c’est aussi la mer qui entoure l’île. Ces racines liquides correspondent également à une personnalité à identité variable de Deleuze et Guattari, car il parle de plusieurs vies.

 

Klara Buda
Claude Arnaud, Santa Lucia di Mercurio, Corse 1959 © CA

Paris, 6 février, 2021.

« Une origine est un fantôme qui s’actualise parfois pour s’imposer comme
une évidence, avant de regagner à pas de loups son grenier ». C. Arnaud

Vous êtes-vous déjà demandé à quoi ressemblerait une « hybridité assumée » ?

Le dernier roman de Claude Arnaud, Le Mal des ruines, publié chez Grasset (janvier 2021) donne une idée assez précise de ce que ressent l’auteur face à cette « mélange » de Corse et de France continentale, ses deux origines.

La recherche de l’identité est un thème cher à Claude Arnaud. Il le traite en permanence dans son œuvre littéraire et plus particulièrement dans Qu’as-tu fait de tes frères ? (Grasset : 2010, prix Jean-Jacques-Rousseau 2011.)

Cette dernière quête d’identité, faite d’aller et retour entre deux îles (car pour lui Paris aussi est une île), nous fait découvrir une Corse « telle qu’on s’en souvient ou qu’on la rêve ». C’est le pays de l’enfance, même s’il n’y a jamais vécu et encore plus parce qu’il l’a visité pendant les vacances d’été, car c’est le ‘pays’ où il fait toujours beau.

La lumière, l’effluve des figues mûres et le « fumet » inimitable du maquis, le rouge du granit et le vert olive des arbustes, les pierres monumentales et les montagnes à-pic constituent ensemble un paysage extraordinaire, qui est en quelque sorte le personnage principal du livre.

Il est maintenant admis que l’intensité de la lumière régule l’humeur et l’énergie, et par l’hypothalamus influence notre système endocrinien.

L’enfant va et vient en permanence entre l’univers urbain de Paris-la-toxique et le paysage paradisiaque de la Corse. On imagine facilement l’influence que ce paysage a pu avoir sur le psychisme de l’infant* et le pouvoir qu’il exerce sur le désir de l’adulte. C’est la base d‘une dépendance !

Cet univers insulaire prend des proportions inégales, et augmente en puissance car l’infant ne peut pas parler. Il est en permanence sous l’influence de ses sensations primaires qui deviennent une ’vraie cocaïne’. Cet écho de l’enfance, mélange de désir et d’addiction, fait de l’adulte le chantre de la splendeur du monde méditerranéen, et de la Corse l’un des derniers lieux mythiques d’Europe.

L’enfant né à Paris se promène la nuit tombée dans le maquis, une lampe de poche à la main. Il va jeter les restes du repas familial aux cochons d’un enclos voisin, accomplissant non seulement une mission de recyclage mais perpétuant surtout la marque de considération de son grand-oncle chirurgien, maire de village, envers ses compatriotes paysans-électeurs.

L’adulte, l’être hybride que son esprit de liberté affranchit de toute appartenance, et qui se ‘promène’ encore dans le maquis à chaque retour dans l’île, chute malgré lui dans l’addiction et partage avec le lecteur cette beauté sauvage et le mal que le manque de ce paysage lui cause, comme le mal-être que son histoire joyeuse et tragique lui inflige.

Claude Arnaud retrace l’histoire de l’île à travers l’histoire de sa famille, les Zuccarelli. Il revisite les morts et les vivants, évoque le temps passé et le présent. Ce présent où, suite à une partie de poker qui a mal tourné, un corps sans tête a été jeté aux cochons dans le village de ses grands-parents. « Mais qui peut ignorer que les cochons ne mangent pas les restes humains, sauf quand on les habitue ?» se demande le narrateur.

C’est l’humiliation de la victime, acte incompréhensible, car dans cette île où l’on tue parfois plus facilement qu’ailleurs, on reste catholique et on offre toujours une sépulture aux morts, quoi qu’il arrive. Par l’importance que prend ce manque de sépulture, on découvre le côté Antigone de l’auteur, preuve de sa part de féminité, dimension toujours présente. Une hybridité d’une autre nature cette fois.

Dans sa recherche de l’identité Claude Arnaud ne s’appuie pas sur le fondement-racine qui domine la pensée occidentale, ni sur le concept de rhizome ou de racines aériennes d’Édouard Glissant. Il parle de racines liquides ; parce que pour lui la Corse, l’île de sa mère, c’est aussi la mer qui entoure l’île. Ces racines liquides correspondent également à une personnalité à identité variable de Deleuze et Guattari, car il parle de plusieurs vies.

Le Mal des ruines est une brillante analyse sur l’évolution d’un être, résultant de la culture du ‘lieu’ (des « lieux ») d’origine et de celui où l’éducation et le cheminement personnel l’emmènent. L’hybridité assumée à laquelle il conclut et croit est donc le résultat d’une longue recherche.

Le paysage et l’atmosphère de l’île m’ont fait penser à l’Albanie, mon pays d’origine. Il est difficile de ne pas s’identifier à cette quête d’identité, sauf si on n’a jamais quitté sa ville natale. En parallèle, tout immigré est un hybride, ce qui donne à ce roman une dimension universelle. Un clin d’œil aussi à l’intégration à la française tant aimée de Finkielkraut.

Claude Arnaud se permet par ailleurs de jeter un regard en profondeur sur la vie politique de l’île, qu’il observe à la fois dans le miroir du continent et depuis l’intérieur, car il est en quelque sorte un double intrus, ‘un pied dedans, un pied dehors’. Il analyse les prémices de la création d’un État tribal, sans pour autant jamais en prononcer le nom. Il préfère parler de micro-État familial. Quand on met tous ses moyens au service de ses compatriotes comme s’il s’agissait de sa propre famille, on fait preuve d’un humanisme évident ; il est dur de voir là seulement l’intérêt de soigner ses électeurs. La famille Zucarrelli “tenait” la mairie de Bastia et celle de Santa-Lucia-di-Mercurio depuis près d’un siècle, mais il faut savoir que c’était souvent le cas alors en Corse, on faisait confiance à une famille plus qu’à une autre.

Grâce à ce regard éclairé le lecteur découvre une étrange ressemblance avec l’Italie du sud et les Balkans, des régions où les lois tribales sont encore présentes et dominent les mentalités et par conséquent la vie politique. C’est la raison pour laquelle Le Mal des ruines est aussi une analyse nuancée de l’influence des traditions locales sur le jeu démocratique dans ces régions, et donc une superbe leçon de démocratie. Il serait très intéressant de le traduire en italien et dans les langues des Balkans.

Le Mal des ruines se lit comme un guide vers un des rares paradis insulaires à avoir survécu dans notre Europe globale, avec comme trame de fond le vrai mystère d’une île aussi belle que jadis mortelle.

Tout être hybride, et j’en fais partie, se retrouve en permanence (avec des nuances bien sûr) dans cet amour insulaire, fait de désir et d’addiction. Quelle coïncidence que le centre cérébral de nos désirs, au milieu des lobes cérébraux, s’appelle l’insula !

Une fois de plus, cette dernière parution de Claude Arnaud est un témoignage voire une confession, dont l’écriture parfois très concentrée est élégante et raffinée. L’auteur fait également preuve d’une émouvante sincérité, allant par exemple jusqu’à évoquer son grigri préféré : le ‘coupe-cigare’ de Freud, face à la peur d’un cancer du larynx. Comme les précédents, ce roman suscitera l’affection et l’empathie des lecteurs, car nous sommes très nombreux à être hybrides dépendants, même quand nous ne l’assumons pas.

*Le terme “infant” désigne un enfant au cours de la première période de sa vie, pas capable de parler.

Le Mal des ruines Claude Arnaud, Grasset, janvier 2021, 123 p.

Questions à développer :

  • Pouvons-nous nous libérer de l’effet de l’hypothalamus et de celui de l’insula en même temps ?
  • Notre conscience peut-elle contrôler ces structures cérébrales dont elle dépend ?

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