Belgrade, 31 juillet, 2017
Les personnages principaux de ce roman sont les membres d’une famille serbe en train de se décomposer qui vit dans l’époque actuelle tout en étant fortement liée à une époque révolue.
Le roman est composé des deux parties, chacune d’entre elles étant à son tour composée de neuf chapitres, comme pour garder l’équilibre de chaque côté d’un abîme.
Les protagonistes de la première partie sont un couple marié, lui, Bogdan, ancien militaire, né dans la région centrale de la Serbie, elle, Radica, femme au foyer, née en Croatie, qui part en vacances à Corfou après avoir vécu un drame lié à son fils. Ils y font connaissance d’un autre couple avec lequel ils passent leur temps. L’homme de l’autre couple, Zoran, est médecin, très bavard et spontané qui leur raconte une histoire appartenant à son expérience professionnelle. Il leur donne les détails de son déplacement forcé dans un centre pénitentiaire sous terre où les prisonniers avaient été soumis à toutes sortes de torture à l’aide de l’électricité, de la lumière et d’instruments susceptibles de provoquer la douleur physique. En outre, il évoque l’époque de l’ex-Yougoslavie où les militaires partaient ensemble en vacances d’été au Monténégro où ils s’adonnaient, à des relations sexuelles avec les filles de leurs collègues. C’était probablement ainsi qu’il avait rencontré sa jeune femme Tanja qui souffrait des mœurs dissolues caractérisant sa jeunesse… Pendant les vacances, chacun est tourmenté par ses propres états d’âme et chacun cherche des moyens de se soulager et d’échapper à cette impression d’être perdu, d’avoir raté sa vie, de ne pas pouvoir oublier des scènes d’explosion de bombes et laisser derrière soi l’époque de communisme et de socialisme, l’époque de l’ex-Yougoslavie, pour faire face à une nouvelle époque où les jeunes mènent une vie incompréhensible aux générations plus âgées qui croient que ces derniers, bénéficiant des libertés civiles, deviennent superficiels et déchaînés. Ces efforts, qui deviennent de plus en plus étranges, se reflètent surtout dans la scène où la jeune femme du docteur masturbe le militaire, comme pour le soulager des explosions auxquelles il voudrait échapper, ou dans celle où les deux hommes en sont venus aux mains avec un groupe de jeunes étrangers pour n’avoir pour résultat qu’une piètre image des soldats contemporains vaincus et dépassés par le temps.
Il convient de noter que le lieu de l’intrigue, île Corfou, est un lieu symbolique où plus de 10.000 soldats serbes ont trouvé la mort pendant la Première guerre mondiale. D’autre part, le lieu du déroulement de la deuxième partie du roman est la ville nommée Kragujevac, un autre symbole du martyre du peuple serbe, mais cette fois de l’époque de la Deuxième guerre mondiale. Ces deux endroits forment, avec Belgrade, un cadre non seulement spatial, mais également temporel permettant à l’auteur de placer ses personnages dans une époque exposée à de fortes influences des temps passés, pleins de désaccords et de clivages, ainsi que de toutes sortes d’actes de violence.
C’est justement l’acte de violence, décrit par le docteur dans la première partie, qui surgit dans la deuxième partie très discrètement tout en transmettant un message puissant que la violence est toujours là, qu’elle traverse les époques et se manifeste sous différentes formes, tant sur le plan physique que psychologique, tant envers les autres qu’envers soi-même.
C’est dans une telle ambiance que Damir, fils de Bogdan et Radica, qui a quitté Belgrade pour faire ses études à Kragujevac, se lie d’amitié avec David qui l’introduit dans son monde inaccessible et incompréhensible aux autres. David, qui souffre de l’épilepsie et s’efforce de se faire intéressant à tout moment, a « la capacité » de s’échapper dans un espace qu’il appelle sa chambre et où il veut amener son ami et sa nouvelle copine Katarina. En fait, il réussit à introduire sa copine dans sa chambre imaginaire, grâce à ses actes intelligents et malins dont personne sauf Damir ne se rend compte et c’est grâce à la « visite » de cette chambre que Katarina arrive à faire face à sa peur, à son cancer qui, par miracle, se transforme en une tumeur bénigne et à trouver son équilibre. Quant à David, il finit par se retrouver tout seul dans sa chambre « matérielle » de l’appartement de sa mère où il mène une vie solitaire. Pour sa part, Damir, qui est le témoin des actes irraisonnable mais intelligents de son ami et qui s’est fait passer à tabac à cause de lui, s’éloigne de ce dernier après une scène impressionnante, pleine d’éléments fantasmagoriques. Puis, après avoir terminé ses études à la faculté des Lettres et s’être rendu compte qu’il était homosexuel, Damir part en Allemagne avec son partenaire pour y passer un mois. En rentrant en Serbie, il décide de faire un nouveau cycle d’études pour s’assurer un avenir plus sûr.
C’est justement le déplacement de Damir en Allemagne qui constitue l’élément clé du drame vécu par ses parents. Ces derniers, enfoncés de plus en plus dans un abîme créé suite à leur origine différente, à la rigidité d’esprit du mari, qui a échoué en tant que militaire, mais qui s’efforce d’imposer une discipline militaire à son fils qui pourtant, ne répond pas à ses attentes, ainsi qu’au manque de réactions de la femme qui finit par se rendre compte que sa vie est ratée, n’ont pas trouvé la force pour accepter leur fils tel qu’il est. Qui plus est, ils ont fini par se séparer après les vacances. Pour sa part, Damir reste pour le moment en Serbie, poursuit ses nouvelles études et a un partenaire.
C’est la fin d’une histoire, pleine d’abîmes sans issue qui existent entre mari et femme, entre les parents et leurs enfants, entre les générations, entre l’Ouest et l’Est, entre les mondes réel et irréel, entre les Serbes et les Monténégrins, entre la Slovénie, toujours sous l’impact de l’Autriche-Hongrie, et la Serbie, longtemps exposée à l’influence turque, entre la Serbie et l’Europe occidentale…
En ce qui concerne le style de l’auteur, il est sans prétentions, concis mais à la fois puissant et original : il décrit une histoire presque ordinaire qui cache derrière les apparences des états psychologiques graves et complexes dus, entre autres, à une époque, à un milieu, à une région qui, ensemble, empêchent la rupture des contraintes imposées et laissent l’abîme prendre des dimensions démesurées. Par ailleurs, l’auteur réussit, grâce à son approche discrète et à ses personnages pittoresques, à nous introduire dans ce monde, voire dans la chambre virtuelle de David, comme si de véritables chevaux à ailes ont surgi de nulle part pour nous aider à surmonter de nombreux abîmes afin de comprendre le for intérieur de ses protagonistes.
Bibliographie :
- Roman « L’abîme », Darko Tusevljakovic, maison d’édition « Arhipelag »
- Web site euprizeliterature.eu
- Wikipédia : Corfou
- Web site de la maison d’édition : www.arhipelag.rs
- Web site de l’auteur : www.darkotusevljakovic.com
Darko Tusevljakovic est un écrivain serbe qui a écrit deux romans et un recueil de nouvelles. Un de ses romans, « L’abîme », a fait partie des œuvres sélectionnées en 2016 pour le prix NIN, le plus prestigieux prix littéraire en Serbie, décerné une fois par an. De plus, l’auteur a été récompensé pour ce roman par le Prix de littérature de l’Union européenne en 2017.