Le 4 Mai 2017, Chappaqua, New York, USA
Traduit en français par Klara Buda, ce récit de Mitrush Kuteli (1907-1967) dépasse une simple histoire sans histoires pour rappeler qu’il a également été ethnologue-collectionneur des us et coutumes albanaises. Le style particulier marqué par l’oralité est particulièrement bien rendu en français sans perte aucune, voire avec un certain exotisme du fait de ces termes qu’aucune traduction ne peut rendre et qui, maintenus tels quels, rappellent au passage, le brassage de l’albanais avec d’autres langues avec lesquelles il a longtemps cohabité, comme le turc, par exemple.
Le raki, à qui cet opus est consacré, est cette boisson légendaire dans les Balkans et plus particulièrement dans l’Albanie dépeinte par Mitrush Kuteli qui raconte la place de cet élixir de vie au sein de son village. Cet alcool fort est issu de la distillation de fruits, principalement du raisin – le plus répandu en Albanie, mais aussi de la prune ou de la poire, plus habituelles dans l’espace ex-yougoslave ou macédonien.
Ce récit donne à ce qui pourrait être un banal alcool parmi d’autres le sens que « l’eau-de-vie » dénomme bien dans la langue française. Une drôle de coïncidence pour une expression que la langue albanaise ne détient pas, (d’où l’intérêt de cette traduction), mais que sa culture illustre à merveille, comme le récit de Kuteli le démontre. Fluide de vie, le raki a toute sa place dans le pavillon de ces nobles spiritueux qui distillent aussi la quintessence d’un savoir-faire inséparable d’un savoir-vivre. Pensons au whisky écossais auquel les Japonais voire les Bretons ont emboité le pas, à la bière qui a largement dépassé les frontières de la Belgique qui en reste malgré tout l’emblème, au vin français auquel les californiens ont parfois peu à envier… A chaque fois, on aura beau fabriquer autrement ou ailleurs, il reste des traditions fortement ancrées dans une culture, un territoire, qui ne s’en lassent pas d’en revendiquer l’origine, devenue même d’appellation contrôlée.
Mitrush Kuteli chante ici non pas tant les louanges d’une recette mécanique, mais vante un art de vivre, une boisson, ferment de vie dans une communauté, marquant les rites de passage à toutes les phases de la vie ou à l’entrée dans l’âge adulte. Ode à la beuverie ? Que nenni ! Voyons-y plutôt une esthétique du « boire », n’effaçant pas toutefois les effets pernicieux des excès frôlant la mort, voire faisant basculer dans son règne. A une époque où la modernité est marquée par une prophylaxie omniprésente de l’hygiène de vie, où pèsent les diktats du bien-être qui ne s’accommodent que mal du goût pour les alcools, ce récit ne doit pas être mal compris. Le raki est, toutes proportions gardées, également l’occasion de libération des âmes, de la créativité, d’un lâcher-prise vaporeux digne de l’extase baudelairienne.
Des alcools forts, ainsi distillés, nous l’avons vu, existent dans le monde entier. Bien chauvin serait celui qui verrait en le raki une quelconque essence albanaise, signe de son originalité. Sans quoi, la slivovitsa (son pendant de l’autre côté de la frontière) tirerait une drôle de tête. Ce serait comme si les Albanais se mettaient à s’attribuer la culture du cognac, à qui ils ont même donné le nom de leur héros national, Scanderbeg, une des rares denrées à être exportées pendant la période communiste et produite dans une région qui maintien vive sa tradition francophile, Korça. Sans quoi, les français cognac, armagnac et autre délicieux calvados de Normandie se retourneraient dans leur bouteille.
Ainsi Mitrush Kuteli, ne tombe pas dans le piège d’un patriotisme de bas étage. Ce qui lui importe, c’est d’élever, non pas la nationalité, du fin spiritueux, mais sa capacité à décupler le pouvoir du vivre ensemble, c’est de donner à voir l’histoire, rêvée ou réelle, d’un petit village et ses histoires autour du raki. Histoire de comprendre, à presqu’un siècle de distance, que si la boire reste un plaisir, qui n’enlève rien aux dangers de ses excès.
Paru chez FauveS Editions, et pour la première fois en France, à l’occasion du cent-dixième anniversaire de l’auteur, Mon village sait boire le raki vaut le détour, pour découvrir un pan de la culture albanaise qui perdure dans toute sa vivacité et truculence des décennies plus tard…
Cet article original est publié par CDB