Manuel d’exil de Colic

Paris, le 25 avril, 2025

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Exil : une blessure permanente…

Manuel d’exil : Offre-t-il des recettes de survie ? Lisez-le d’une traite…

Il y a des livres qu’on lit, d’autres qu’on traverse — et puis il y a ceux qui vous traversent. Manuel d’exil de Velibor Čolić est de cette dernière catégorie. Publié en français chez Gallimard, ce livre incandescent se dérobe à toutes les tentatives de classification. Ni roman, ni autobiographie, ni essai, il est tout cela à la fois, et surtout l’expression douloureusement vivante d’un homme brisé qui continue pourtant de se tenir debout, avec la littérature comme seule arme.

Dans un monde où le mot « exil » est si souvent vidé de sa substance, Velibor Čolić vient en réinjecter toute la charge existentielle. Il ne théorise pas : il raconte. Avec une lucidité féroce, il met en pièces les illusions de l’intégration, de l’accueil bienveillant, des lendemains qui chantent pour ceux qui débarquent dans un pays sans connaître la langue, sans papier, sans avenir défini — et souvent, sans passé revendiqué. Lui, ancien soldat bosniaque déserteur pendant la guerre de Yougoslavie, débarque à Rennes dans les années 90. Il fuit l’horreur, mais découvre une autre forme de violence : celle, plus douce et insidieuse, de l’indifférence.

Ce qu’il raconte, c’est ce que la guerre fait au corps, mais surtout à la mémoire, à la dignité, à la langue. Arrivé en France sans parler un mot de français, il devient — vingt ans plus tard — l’un de ses écrivains les plus singuliers. Une trajectoire qui aurait tout du conte édifiant, si Manuel d’exil ne se chargeait pas de dynamiter lui-même ce genre de narration : il refuse toute forme de pathos, de glorification, de « success story » à l’américaine. L’humour noir y remplace la plainte. L’autodérision fend la tragédie. La rage s’écrit au scalpel.

Chaque chapitre — ou plutôt chaque éclat — fonctionne comme une vignette. Des scènes brèves, intenses, souvent drôles, toujours cruelles. La file d’attente interminable à la préfecture. Le rendez-vous avec un travailleur social bienveillant mais dépassé. L’entretien humiliant à l’ANPE. La chambre de foyer glauque partagée avec un réfugié russe. La fascination douloureuse pour les femmes françaises. La misère sexuelle de l’homme invisible. Et surtout, ce besoin vital de parler, d’écrire, de retrouver un langage. L’exil, ici, est d’abord linguistique. C’est la perte de la voix, avant même celle du territoire.

Mais Manuel d’exil est tout sauf un manuel. C’est un contre-mode d’emploi. Il n’offre aucune recette de survie, si ce n’est celle d’écrire, coûte que coûte, pour ne pas disparaître. « Je n’étais pas un réfugié, j’étais un écrivain sans papier », affirme Čolić avec une ironie amère. Et c’est peut-être cela, au fond, la plus grande force de ce texte : il parle d’exil, mais il parle surtout de littérature. De ce que signifie écrire quand tout manque. De ce que signifie faire entendre sa voix quand plus personne ne vous écoute.

La langue, dans Manuel d’exil, est celle d’un homme qui a dû la reconquérir mot par mot. Elle est nerveuse, sèche, parfois brutalement poétique. Pas un mot de trop. Pas une phrase inutile. Il y a du Céline dans cette manière de hacher la syntaxe, de faire affleurer le rythme du désespoir sous l’apparente neutralité. Il y a aussi du Duras, du Handke, du Danilo Kiš, mais sans jamais sombrer dans l’imitation. Čolić a trouvé une voix propre, un ton qui n’appartient qu’à lui, forgé dans la douleur et la nécessité.

Ce n’est pas un hasard si l’Académie française lui a décerné en 2014 le Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises pour l’ensemble de son œuvre. Et c’est sans doute ce même souffle littéraire — indocile, rugueux, humaniste — qui a valu à Velibor Čolić de recevoir le très prestigieux Prix Joseph Kessel 2024, consacrant définitivement Manuel d’exil comme un classique contemporain de la littérature de l’exil. Ce double hommage n’est pas seulement une reconnaissance institutionnelle : c’est une validation d’une voix à la marge, d’un regard venu d’ailleurs qui éclaire ici.

Dans cette fresque éclatée, la France n’est ni héroïne ni ennemie. Elle est un décor, souvent gris, parfois accueillant, parfois cruel. L’administration française y est peinte avec un réalisme impitoyable, mais sans haine. C’est la machine kafkaïenne dans toute sa splendeur. Ce qui émerge, c’est moins une dénonciation qu’un constat d’échec universel : l’échec de l’Europe à offrir autre chose qu’une survie administrative aux survivants des guerres périphériques.

Et pourtant, ce livre est traversé par une lumière étrange. Une forme de tendresse tragique. Un amour sans illusion pour les petits gestes, les hasards heureux, les rencontres inattendues. Il y a une humanité déchirante dans la description des hommes et des femmes de l’ombre, de ces invisibles qui peuplent les foyers, les files d’attente, les marges. Čolić les regarde avec la compassion d’un frère, jamais d’un sociologue. Il ne cherche pas à expliquer, il donne à voir. Et ce qu’il montre est d’autant plus bouleversant que c’est toujours pris dans le concret, dans la trivialité du quotidien.

L’un des fils rouges du livre est le désir. Le désir sexuel, mais aussi le désir de vivre, d’appartenir, d’être regardé autrement. Ce qui fait mal, chez Čolić, ce n’est pas tant la pauvreté ou la solitude, c’est l’absence de désir que l’exil impose. Être migrant, c’est aussi ne plus être désirable. Ne plus être regardé comme un homme. Et c’est dans l’écriture que ce désir renaît, dans cette tentative éperdue de se reconstituer une intériorité, un corps, une voix.

Il y a dans ce texte un courage peu commun : celui de ne rien enjoliver. De dire aussi la honte, la tentation de la tricherie, du mensonge, de la mise en scène. Le migrant doit jouer un rôle, celui du bon réfugié, du poète de guerre, de l’étranger reconnaissant. Čolić démonte ces postures avec une lucidité féroce. Il révèle les dessous de la mise en marché du récit d’exil, les petits arrangements avec le réel, les compromissions nécessaires pour survivre dans le milieu littéraire. Mais il le fait sans acrimonie, avec une forme de sagesse triste.

L’écriture de Čolić est un acte de résistance. Une manière de reprendre possession de soi-même. Et Manuel d’exil est un livre nécessaire, parce qu’il ne propose pas un récit à consommer, mais un témoignage à recevoir. Ce n’est pas une histoire édifiante, c’est une blessure qu’on vous confie. Et cette blessure parle à chacun de nous, car elle touche à ce que nous avons tous de plus fragile : notre besoin d’appartenance, de reconnaissance, d’amour.

Dans une époque saturée de récits lisses, de romans calibrés, de témoignages formatés pour les prix littéraires ou les plateaux télé, Velibor Čolić surgit comme une voix dissonante, indispensable. Il ne cherche pas à convaincre, mais à troubler. Il n’écrit pas pour plaire, mais pour survivre. Et c’est précisément pour cela que son livre touche aussi juste.

À la fin de Manuel d’exil, on ne sait pas très bien si l’auteur a trouvé un chez-soi. Mais on sait qu’il a trouvé un style. Une langue. Un lieu à lui dans la littérature française. Et cela suffit. Parce que parfois, l’exil n’a pas de fin heureuse. Mais il peut produire de la beauté. De la vérité. De l’art.

Et c’est exactement ce que réussit Velibor Čolić.