Le Cycle des Preux – Épopée Albanaise

“Le cycle des Preux est un ensemble de courtes épopées (Maximilian Lambertz parle de kurzepos) consacrées aux exploits de Muji, de son frère Halil ainsi que de leurs trente compagnons de Jutbinë (cité identifiée comme étant Udbina, aujourd’hui en Croatie). L’épopée albanaise ne fait plus de doute : avec son voyage dans les Balkans et son évolution multicentenaire dans les montagnes du nord de l’Albanie et du Kosovo, le cycle des preux est devenu une œuvre originale à part entière ; leur performance orale par les aèdes a été étudiée par le philologue américain Albert B. Lord qui est parvenu à démontrer que les grandes épopées d’Europe et d’Asie étaient les héritières non seulement d’une tradition orale, mais aussi d’une composition orale similaire à celle des épopées des Balkans.”

Abi Krasniqi

Paris, le 29 juin, 2021.

Après plus de deux siècles de collectes, de publications et de traductions, la majeure partie des épopées des peuples du monde sont aujourd’hui accessibles au lecteur francophone. Nombre d’entre elles ont même été disséquées, étudiées et comparées ; des chercheurs du monde entier leur ont consacré leur carrière et leurs travaux ont donné lieu à bien des colloques et des symposiums. Rien de tout cela avec l’épopée albanaise, plus précisément le Cycle des Preux (Eposi i kreshnikëve) ! Et même avec l’ensemble des épopées des Balkans. Depuis l’enthousiasme qu’elles ont suscité chez les écrivains romantiques du xixe rien n’a été fait en langue française, ou presque.

Il est vrai que cette tradition était déjà sur le déclin quand la collecte systématique a commencé, dans les années 20-30, mais surtout après la Seconde Guerre Mondiale. Il est vrai aussi que la fermeture presque totale de l’Albanie pendant près d’un demi-siècle n’a pas aidé. Il est vrai enfin, que la langue albanaise elle-même est mal connue et a peu été étudiée en France. Mais tout ceci est aujourd’hui derrière nous et un premier travail de collection, de classification, de choix de textes et de traduction était devenu nécessaire. C’est chose faite, espérons-nous, avec cette anthologie de trente-quatre textes sélectionnés parmi un demi-millier de récits, comparés avec d’autres, traduits et annotés que nous présentons au lecteur.

Le cycle des Preux, tels que le connaissent les Albanais, est un ensemble de courtes épopées (Maximilian Lambertz, le linguiste allemand qui les a étudiées parle de kurzepos) consacrées aux exploits de Muji, de son frère Halil ainsi que de leurs trente compagnons de Jutbinë (cité identifiée comme étant Udbina, aujourd’hui en Croatie) contre leurs adversaires Esclavons (i.e. Slaves, orthodoxes). Si l’origine bosnienne de cette tradition est aujourd’hui communément admise, la spécificité de sa version albanaise ne fait plus de doute : avec son voyage dans les Balkans et son évolution multicentenaire dans les montagnes du nord de l’Albanie et du Kosovo, le cycle des preux est devenu une œuvre originale à part entière. Si les textes, lus seulement par une poignée d’universitaires maîtrisant l’albanais et le serbo-croate, sont restés confidentiels, leur performance orale par les aèdes a été étudiée par le philologue américain Albert B. Lord qui est parvenu à démontrer que les grandes épopées d’Europe et d’Asie étaient les héritières non seulement d’une tradition orale, mais aussi d’une composition orale similaire à celle des épopées des Balkans.

Les chants publiés dans ce recueil sont un témoignage rare de l’imaginaire d’une société aux valeurs ancestrales, aux croyances, aux traditions, aux us et coutumes encore préservés de la modernité y compris au milieu du xxe siècle. Ils évoquent les créatures féeriques que sont les ora et les zana, les héros légendaires buvant leur café dans des chaudrons et fauchant leurs ennemis par dizaines juchés sur des chevaux qui les comprennent et à qui ils parlent, les paysages montagneux d’une beauté à couper le souffle, l’hospitalité et la parole d’honneur érigée en valeurs morales suprêmes par un peuple soumis de nombreuses fois par la force, mais qui n’a rien perdu de son identité ancestrale.

Pour le lecteur francophone, la mise à disposition de ce trésor méconnu était devenue plus que nécessaire avec l’entrée du chant accompagné à la guslé (instrument identique à la lahuta albanaise) dans la liste du patrimoine immatériel de l’humanité de l’UNESCO en 2018. En effet, le Cycle des Preux, chanté à la lahuta, appartient précisément à cette même tradition que partagent plusieurs peuples des Balkans occidentaux.