Pour la constitution d’un matrimoine  – éditions ardemment

“…l’autobiographie féminine devient vite une dégradation morale, une indécence. Or, le problème de la signature, de la «nomination» du texte est lié au texte, à sa production, à sa diffusion ; le titre, qui est aveu, et reconnaissance, tient au texte et est parole directe de l’auteur ; il annonce le genre. Il est sûr qu’un roman féminin, un titre annonçant un roman, devait provoquer la méfiance presque générale des lecteurs masculins (…) soit qu’on les vérifiât ostensiblement, soit qu’on les bravât sans façon.”

Klara Buda
Courtesie, l’éditrice et l’autrice Claire TENCIN

Paris, le 12 janvier 2024.

Claire Tencin en conversation avec Klara Buda

La quête de la constitution d’un matrimoine, une entreprise audacieuse et visionnaire des éditions ardemment*. Pour en marquer le lancement, ces dernières ont choisi de mettre en lumière trois icônes féminines illustres : Alexandrine de Tencin, Juliette Adam et Louise Colet.

Klara BUDA : Selon vous, Claire TENCIN, pourquoi est-il important de revisiter et de reconstruire ce Matrimoine ?

Parce que l’on a depuis toujours considéré en France que le patrimoine inscrit le neutre dans notre culture, les femmes s’y sont insérées et ont été minorées de fait. Il me semble tout à fait juste de vouloir composer un « matrimoine » en réponse au patrimoine actuel établi depuis des siècles sous la férule de la doxa masculine dominante. Ces republications ouvrent une brèche dans l’Histoire ignorée du grand public. Ce ne sont pas seulement les femmes qui ont été invisibilisées mais l’Histoire elle-même dont la part manquante de l’altérité sexuelle nous a privés d’un apport essentiel de la culture et de la pensée. Parce que les productions féminines étaient évaluées à l’étalon d’or des productions masculines, on les a rétrogradées dans un genre mineur, souvent celui de l’écriture intimiste et sentimentale, sciemment rapportées à leur identité humorale, héritée de la pensée aristotélicienne très active jusqu’au XXe siècle, et encore véhiculée aujourd’hui dans le discours misogyne.

En renouvelant le matrimoine, il s’agit d’une question de justice, de la reconnaissance de l’autre part de l’humanité dans la construction d’un nouveau projet de société qui avancerait en regardant en arrière, c’est à dire en reconsidérant la vision fragmentaire que nous avons de notre passé et donc de notre présent. De plus, il me paraît important de mettre en valeur des autrices marginalisées dans leur époque au regard de leur volonté à s’émanciper des codes assignés à la féminité, auxquelles la plupart des autrices se référaient ou se soumettaient.

L’accueil des autrices et des artistes dans la culture et dans l’enseignement n’est pas encore suffisant aujourd’hui. Il suffit d’observer le corpus des manuels scolaires (elles représentent moins de 10% des textes à l’étude) pour réaliser à quel point leur marginalisation contribue à les considérer comme des « exceptions » à la règle imposée par la culture dominante.

KB : Comment expliquez-vous leur invisibilisation par l’histoire ?

Je vois 3 critères : la misogynie, l’usage d’un pseudonyme masculin, le genre littéraire mineur auquel elles étaient cantonnées, notamment pour la femme mariée.

  1. La misogynie

– C’est contre l’exercice de leur jugement et de leur intelligence, que l’Histoire par la voix des hommes ou des femmes hostiles à cette émancipation, a travaillé à les invisibiliser. La calomnie et l’idéologisation de leur infériorité congénitale héritée de l’Antiquité ont été les outils les plus efficaces pour les décrédibiliser. Les hommes se sont appuyés sur les théories essentialistes pour démontrer l’impuissance des femmes à exercer leur jugement ou leur raison. D’ailleurs, au XIXe on défendait l’idée que les femmes avaient un cerveau moins développé que celui des hommes, comme la médecine a inventé la pathologie « hystérique » pour porter un diagnostique sur les maux du corps (paralysie, etc..) qui à mon sens ne devaient être attribués qu’à l’enfermement domestique. N’oublions pas qu’après le XVIIIe, un siècle d’émancipation relative pour les femmes, le Code Civil Napoléon édicté dès le début du XIXe les ligote au mariage et à la maternité, cad à l’espace du domus. Le Code Napoléon instaure le statut de mineure de la femme mariée. L’article 213 indique ainsi que le mari doit protection à sa femme, et la femme obéissance à son mari. Autrement dit, il place la femme sous tutelle maritale, la privant de sa capacité juridique au même titre que les enfants.

– Par ailleurs, avec le développement économique fulgurant de l’édition au XIXe, s’est imposée une concurrence féroce entre les auteurs hommes entre eux, et entre les auteurs H et F. Les femmes commençaient à affluer sur un marché déjà largement surproductif et à cet égard alimentaient cette concurrence avec des œuvres destinées plutôt à un lectorat féminin (la Comtesse de Segur) en augmentation constante. Les hommes avaient peur de perdre leur monopole.

  1. Le pseudonyme

– Beaucoup de femmes de lettres du XIXe siècle ont disparu de l’histoire, du fait qu’elles utilisaient presque systématiquement des pseudonymes masculins pour échapper à l’injure de bas-bleu. Le pseudonyme faisait partie d’une pratique éditoriale très courante autant pour les hommes que pour les femmes avec des motivations différentes, qui sont très variables en fonction des individus. Pour les femmes, il s’agit de respectabilité, de démocratisation, de mythologisation de l’autrice. Le pseudonyme masculin instaure ainsi une bisexualité, que la femme-auteur vit pleinement et qui participe aussi de son émancipation du contexte conjugal, familial et d’une manière oblique lui octroie une invisibilisation médiatique.

Léodile Sera, Madame de Champeix, elle signa André Léo.

Jeanne Loiseau Lapauze signe quelques pièces de vers du pseudonyme de « Jeanne Lesueur », mais impose à tous ses romans celui de « Daniel Lesueur »

Melle Lapeyrère, « Paul d’Aigremont », ou « Pierre Ninous »,

Comtesse Dash, nègre et autrice très prolifique, Jacques Reynaud

Marie de Flavigny, comtesse d’Agoul : Daniel Stern

Daniel Stern, pseudonyme de Marie d’Agoult, s’insurge contre ces attaques de bas-bleu : « Nous le répétons ; en France, où rien de grand et d’héroïque ne s’est jamais fait sans que les femmes y participassent ; où depuis le bûcher de Jeanne d’arc jusqu’à l’échafaud de Mme Roland, les femmes ont apporté leur génie, leur amour, leur sang au besoin, sur les autels de la patrie et de la liberté, on est encore sous l’empire d’un préjugé grossier qui fait tolérer les femmes écrivains à titre d’excentricité, d’exception. […]on trouve qu’il n’y a rien à souhaiter pour les femmes ; que tout est pour le mieux à leur égard, dans le plus galant des mondes, et si l’on consent à leur baiser les mains, c’est à la condition que ces mains inutiles ne toucheront pas une plume. […] Mme de Staël, (qui) a pourtant conquis pour son sexe le droit de cité dans la république des lettres et des penseurs, (mais) on est encore réduit aux précautions oratoires les plus humiliantes[…]   

Deuxième groupe, qui ont eu l’audace de publier toutes leurs œuvres, de tous les genres littéraires : Marceline Desbordes-Valmore, Louise Colet, Eugénie Niboyet, Anaïs Segalas, Adèle Esquiros, Juliette Adam.

Femmes issues du peuple : Antoinette Quarré, lingère de Dijon ; elle apprit à lire dans le Zaïre de Voltaire. En 1843, elle publia, à Paris, Poésies, signées «Antoinette Quarré, de Dijon » Second versant du siècle : Augustine Malvina Blanchecotte(née Souville), couturière et « ouvrière de l’aiguille »

  1. Le genre mineur

 Certains genres littéraires sont plus admis et reconnus que d’autres ; une hiérarchie de « dignité » s’établit ou se renforce par les œuvres mêmes, par leur succès, par leur public. Non sans toutes sortes d’ambiguïtés.

– La poésie est un genre « naturellement » concédé aux femmes-auteurs.

– Second genre concédé, voire conféré, « de droit naturel », aux femmes-auteurs : les contes moraux, les récits didactiques et édifiants ; quantitativement, ils représentent une somme ou une répétition d’œuvres considérable ; plus, d’énormes tirages. Ils illustrent une fonction utilitaire de la littérature, qui prolonge la famille et l’école (et leur fournit des lectures) ; œuvres dévolues aux femmes, parce qu’écrire des contes moraux et édifiants, c’est s’en raconter à soi-même, c’est illustrer l’image de la mère et de la préposée à la morale des enfants.

– Vient enfin le roman : La femme devient, moins impunément encore, auteur de romans : surtout de romans autobiographiques ; L’autobiographie féminine devient vite une dégradation morale, une indécence. Or, le problème de la signature, de la « nomination » du texte est lié au texte, à sa production, à sa diffusion ; le titre, qui est aveu, et reconnaissance, tient au texte et est parole directe de l’auteur ; il annonce le genre. Il est sûr qu’un roman féminin, un titre annonçant un roman, devait provoquer la méfiance presque générale des lecteurs masculins ; à l’inverse, il pouvait attirer des lectrices. Sa seule existence impliquait le nom dans une sorte de volonté de souligner les interdits : soit qu’on les vérifiât ostensiblement, soit qu’on les bravât sans façon.

On sait le rôle littéraire, voire politico-littéraire (notamment à l’égard de Gambetta) que joua Juliette Adam comme directrice de la Nouvelle Revue, qu’elle avait créée en 1879 et qui osa donner, en 1883, la première version de L’Insurgé de Jules Vallès. Elle n’hésita pas à écrire et à signer des ouvrages très autobiographiques (au XXe siècle, il est vrai) : Le Roman de mon enfance et de ma jeunesse (1902), Mes premières années littéraires et politiques (1904), Mes angoisses et mes luttes (1907).

KB : Comment les éditions ardemment procèdent-elles à la sélection des autrices et des œuvres ? Quels sont les critères qui guident vos choix ?

Lorsque je sélectionne des œuvres à étudier ou à mettre en avant, plusieurs critères essentiels guident mes choix. Tout d’abord, je m’appuie sur une recherche approfondie via Gallica à la Bibliothèque nationale de France. Cela me permet de puiser dans un réservoir riche et diversifié de littérature, souvent méconnu du grand public.

Ensuite, j’accorde une importance particulière à la singularité littéraire des œuvres dans leur époque. Je suis particulièrement attiré par celles qui se démarquent des canons mineurs, celles qui, à leur manière, ont bousculé les conventions de leur temps. Je cherche la modernité de leur vision et de leur écriture (une dimension avant-gardiste), maisc’est  aussi un choix subjectif d’un ton que j’apprécie personnellement: insolent, ironique, et engagé.

Dans une version modernisée mais respectueuse de l’original, les éditions ardemment visent à mettre en relief la pertinence toujours actuelle de ces ouvrages pour une plus grande compréhension de notre modernité et son ouverture vers des pistes de réflexion inhabituelles sans occulter leur dimension de témoignage historique.

KB : S’agit-il davantage de célébrer la singularité littéraire, de reconnaître le rôle avant-gardiste des autrices, ou de rendre hommage à l’émancipation féminine de ces époques ??

Ce sont les 3 : Oui, la singularité littéraire par leur audace tant sur la forme de leur écriture que le propos choisi, de ce fait elles s’avancent à l’avant-garde de ce qui est autorisé dans le pré-carré que les hommes leur ont réservé (éducation morale, littérature de jeunesse au XIXe).

Elles s’affirment comme des sujets pensants à l’égal de l’homme dont elles savent user pour parvenir à exister. Évidemment, je veux leur rendre hommage et surtout justice car leurs exemples ouvrent un nouveau spectre dans l’histoire, à savoir qu’il y a eu des femmes libres à toutes époques, capables de s’emparer de leur éducation pour se réinventer. Maintenant, il est très difficile d’évaluer le nombre de ces femmes du fait de leur disparition. Mais je crois que de tout temps, des femmes se sont émancipées des diktats du patriarcat et des codes de la féminité. Et elles doivent être plus qu’un modèle aujourd’hui. Elles doivent être notre conscience.

KB : Qu’est-ce qui a motivé ces choix spécifiques ? En quoi ces autrices incarnent-elles au mieux l’esprit du Matrimoine que vous souhaitez établir ?

Je m’y suis intéressée au regard des invectives et des jugements moraux dont elles ont été la cible dans l’histoire. J’ai eu besoin de comprendre en quoi leur production relève d’une insurrection dans le monde patriarcal dont elles sont issues. Et J’ai découvert que leur comportement libertaire et leurs écritures à la marge ont suscité la haine de leur alter-ego autant homme que femme. Ces autrices ont eu la liberté d’écrire ce qu’elle voulait écrire ce qui dans leur époque relevait de l’insoumission aux codes de leur sexe. Et il faut bien admettre que leurs productions sont remarquables à cet égard.

Louise Colet a inventé l’autofiction.

À partir des années 1850, elle écrit des romans, Une Histoire de soldat (1856),  Un drame rue de Rivoli (1857) et  Lui, roman contemporain (1860), dont la facture autofictionnelle sera violemment décriée pour son impudeur. En s’inscrivant dans la lignée de Elle et Lui (1859) de Georges Sand, qui s’inspire librement de ses amours avec Alfred de Musset, et auquel Paul, le frère d’Alfred répond par un récit de vengeance, Lui et Elle, Louise Colet à son tour, qui été la maîtresse de Musset, divulgue avec Lui, roman contemporain sa version des faits en y ajoutant à l’intrigue le personnage de Flaubert. Le roman paraît en feuilleton dans Le Messager de Paris entre le 23 août et le 16 septembre 1859. En sautant par-dessus la critique morale dont elle avait si souvent été la cible et qu’elle avait négligée de sa haute insolence, l’autrice a démystifié la sacro-sainte littérature édifiée par les hommes. Le roman très alerte construit avec des ellipses et des récits enchâssés, analyse finement la diversité psychologique des hommes et des femmes et les incompatibilités qui les divisent. Elle y exalte la sexualité et le désir de la femme avec une audace décomplexée et regrette avec tristesse que cette hardiesse, conjuguée à l’intelligence, provoque le rejet de ses congénères masculins. Lui, roman contemporain, connaît un succès immédiat avec cinq réimpressions en quatre ans. Dans la préface qu’elle ajoute au roman en août 1863, elle écrit : « Comme on a tenté de me briser à l’occasion de ce livre, je relève la tête ; je ramasse le gant qu’on m’a jeté […] quoique deux romans, du genre qu’on me reprochait, eussent précédé la publication du mien, les journaux sérieux, comme on dit, formant un bataillon sacré, concentrèrent contre moi leurs indignations et leurs exorcismes. » Et le roman lui vaut la suppression de sa pension littéraire et de nombreux refus de publication.

Louise Colet inventait un genre romanesque, que l’on a qualifié de féminin, précurseur de l’autofiction contemporaine, et qu’elle entendait défendre comme tel. Les mâles contemporains lui reprochent de se mettre en scène et d’exalter ses sentiments tout en se mêlant d’argumenter sur des sujets qui la dépassent (politique, géographie, etc…)

Dans La vérité sur l’anarchie des esprits, un récit testamentaire, elle conjugue toutes les palettes de son écriture nomade, en mêlant à la voix intime de sa narration à la voix extime de la chroniqueuse sociale.

Alexandrine de Tencin a créé un genre dramatique (subtilement perverti)

Mme de Staël qualifiera les Mémoires du comte de Comminge de « chef d’œuvre », au même titre que La Princesse de Clèves et Paul et Virginie. De même Laharpe écrira cette phrase célèbre : Le comte de Comminges [sic], de madame de Tencin, peut être regardé comme le pendant de la Princesse de Clèves.

Jean Decottignies pense qu’il faut distinguer dans les Mémoires du comte de Comminge une « triple protestation, contre la société, contre la religion et contre l’incompréhension masculine » permettant « de voir en Mme de Tencin l’un des premiers interprètes de ce féminisme qui va s’exprimer de plus en plus dans le genre romanesque »

Comme l’écrit Jean Sareil, « [i]l est certain que […] Mme de Tencin n[’est] pas un modèle de vertu, mais elle ne diffère guère de bien des femmes qui vivaient dans la même société qu’elle ». Son principal tort a été d’être trop ambitieuse pour une femme de cette époque, et donc trop célèbre.

La Tencin, Femme immorale du 18e siècle se présente comme une œuvre de réhabilitation ainsi qu’une rencontre, à des siècles d’écart, entre deux écrivaines homonymes, Mme de Tencin et Claire Tencin. C’est une biographie engagée qui cherche à revisiter l’histoire d’une vie en adoptant un point de vue non genré. Si Mme de Tencin est immorale, comme le souligne son titre, c’est parce qu’elle est femme. Ces multiples amants, ses aspirations politiques, son célibat, son refus de la maternité, le reniement de sa vie religieuse en ont fait une personnalité peu appréciée des historiographes qui ne s’épargnent pas de l’égratigner quand ils le peuvent. Aussi Claire Tencin se propose-t-elle de nous fournir un nouvel éclairage sur cette femme réprouvée, exclue de nos mémoires parce que femme indigne du genre auquel elle appartient.

L’histoire de Mme de Tencin est celle d’un refus obstiné des injonctions sociales faites aux femmes à une époque où l’esprit moderne des Lumières renouvelle le champ littéraire et philosophique. « Femme immorale », car il ne peut en être autrement d’une femme qui récuse la destinée fixée par son père à sa naissance.

« Je n’ai jamais cru bon de me juger si le public a jugé bon de le faire », écrit Mme de Tencin. Propos que Claire Tencin reprend à son compte : il ne s’agit pas de juger une présumée coupable, mais de resituer son parcours en dehors des bornes de l’opinion publique. Distante vis-à-vis du qu’en-dira-t-on, l’auteure tisse un portrait documenté sans pour autant se cacher derrière l’archive. Elle assume sa propre part d’engagement dans l’écriture biographique, dialoguant avec les sources qu’elle a consultées ainsi qu’avec son héroïne, nouant par l’écriture une amitié à des siècles de distance : « J’ai rencontré Alexandrine de Tencin à l’aube du siècle des Lumières et j’ai pu me surprendre en elle comme dans un miroir », confie-t-elle dans la préface. Entre documentation et projection imaginaire entièrement assumée, ce récit construit le portrait d’une femme atypique qui se forge comme un homme sans pour autant renier sa féminité : « à bien des égards Alexandrine est un homme, à d’autres égards une femme, et souvent ni l’un ni l’autre » (p. 58-59). Ce que la biographe et son personnage renient, c’est l’assignation aux bornes d’un seul genre. Sous la plume de Claire Tencin, la séduction qu’Alexandrine exerce auprès des hommes devient une arme dont elle use non seulement pour s’émanciper mais pour nouer des liens durables et réciproques. « Elle a tracé de lit en lit », écrit-elle, « le rhizome de son ascension politique, financière et intellectuelle » (p. 90), forme de « capitalisation amoureuse » par laquelle elle gagne sa liberté. Non pas simple objet sexuel, mais sujet à part entière, elle s’impose à égalité avec ses divers partenaires qui lui conservent d’ailleurs, jusqu’à la fin, une amitié profonde et sincère.

Par le truchement du « jeu autofictionnel », la romancière questionne ses propres choix de vie, ainsi que les possibilités d’émergence de l’amour, du lien intime, dans un monde organisé selon « la loi des hommes ». Cacher l’intime au cœur de la fiction dans une œuvre au demeurant publiée sous pseudonyme, interroger des personnages sur leur passion comme on s’interroge soi-même, c’est dire la force de la fiction comme contrepoint à un réel qui peine à éclore et se dire sous le poids de la censure sociale.

Ses romans : Les héroïnes de Mme de Tencin ne guerroient pas contre l’oppresseur patriarcal. Crédules ou passionnées, elles succombent à leur désir sans mesurer la peine à laquelle elles s’exposent. Coupables et tourmentées, elles le sont et l’assument pleinement. En choisissant alors la voie de la résistance intérieure, dans un retrait orgueilleux et consenti (couvent, enfermement, solitude), l’auteure exprime son désaveu. La claustration plutôt que le renoncement à l’idéal romanesque de l’amour, la mortification du corps plutôt que la rédemption de l’âme.

Juliette Adam Une féministe contre Proudhon ou le pamphlet dune jeune fille de 18 ans contre le père du socialisme.

Comment considérer un programme de société qui se réclame de la justice et qui, dans le même temps, consent, voire se fonde, sur la soumission des femmes ? Cette conception de la République ne constitue-elle pas une supercherie ? L’évolution positive de l’humanité peut-elle s’accomplir autrement que dans la reconnaissance de la nécessité d’une réelle mixité genrée ? Telles sont les interrogations principales de Juliette Adam dans ce plaidoyer féministe qu’elle offre à la publication en 1858. Elle a alors 18 ans seulement. Mais elle a su tirer de l’enseignement de son père, lecteur de Fourier et de Saint-Simon, une croyance profonde dans les valeurs de l’égalité et du progrès, ainsi qu’un art solide de l’argumentation.

Pierre-Joseph Proudhon vient de faire paraître, le 22 avril 1858, un gros livre intitulé De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, dont le caractère est ouvertement phallocratique. Le père de l’anarchisme a déjà rencontré, en 1848, la désapprobation de plusieurs femmes, qui refusent de ne voir « dans le socialisme qu’un simple problème d’économie politique » et en concluent que si « la propriété, c’est le vol», l’appropriation des femmes par le chef de famille « c’est le viol », et donc « la plus inique des propriétés».

Proudhon déclare sans ambiguïté son intention de forger l’idéologie socialiste sans l’égalité des sexes. Il est une autorité charismatique incontestée dans les courants de la gauche et auprès du prolétariat.

L’ennemi du père de l’anarchisme est la femme émancipée, atteinte de « nymphomanie intellectuelle », qui imite les manières masculines, la « virago », la femme de lettres, dont George Sand est, à ses yeux, le « détestable prototype ». « Cette femme écrit comme elle pisse. » « Qui donc me délivrera de cette femme ? […] Je ferai justice de cette vieille catin », écrit-il.

Dans son pamphlet philosophique et féministe, elle explique que le défaut majeur de la réflexion proudhonienne est d’avoir affirmé que la justice suffit à tout, l’amour, l’idéal et la religion devant être éradiqués de la société. Cette thèse simpliste, née d’une « froideur cérébrale », est l’expression, selon elle, d’une anthropologie mutilée, qui identifie le sujet à la raison en prônant une séparation avec les affects perçus de manière péjorative. Cette anthropologie est elle-même associée à une conception hiérarchique de la différence des sexes.

Proudhon est, au fond, bien moins moderne qu’il ne le prétend. Pour lui, la femme n’est qu’un moyen terme entre l’homme et le singe. L’homme seul peut prétendre à la citoyenneté ainsi qu’aux charges de commandement domestique et politique.

Dans son Programme révolutionnaire (1848), Proudhon défend une représentation hiérarchique de la famille conçue comme une propriété de l’ouvrier et condamne le travail des femmes. Selon le père de l’anarchisme, la destinée des femmes ne peut s’accomplir que dans l’espace privé. Entre la courtisane et la ménagère, il n’y a pas de milieu.

Adam s’attache à déconstruire ces sophismes sur l’infériorité naturelle des femmes tant d’un point de vue physique, que moral ou intellectuel. Leur appropriation par la puissance maritale

Pour Adam, une distinction entre deux formes de socialisme s’impose : un socialisme froid, qui est celui de Proudhon et qui se réfère exclusivement à la raison et à la justice dans son aspect formaliste et gestionnaire, et un socialisme, qui accueille à côté de l’exigence d’équité, les vertus morales de l’amour et de la compassion. Le bonheur de la communauté sociale demande une complémentarité des fonctions de justice et d’amour, qu’il n’y a pas lieu de hiérarchiser. C’est bien dans la négligence de la valeur de l’amour que réside l’erreur politique majeure de Proudhon. Ce fonctionnalisme prouve la place centrale des femmes dans la vie collective, morale et politique. Comme l’écrit Adam « Les institutions du présent et de l’avenir sont des institutions de mutualité, de garantisme, de charité. Elles ont surtout pour but de répandre le savoir, de généraliser le bien-être, de garantir l’existence individuelle par le secours de la communauté, de secourir la faiblesse, l’infirmité, la maladie.

Le texte de Juliette Adam frappe par son audace et son plan précis de société plus humaine et plus généreuse indissociable d’une émancipation des femmes.

Au XXIesiècle, dans une société de plus en plus fragilisée et précarisée, confrontée au chômage et à l’exclusion, aux guerres, aux migrations, ainsi qu’au recul de l’État providence, au profit du capitalisme financier, l’extension du domaine du care à l’organisation politique elle-même apparaît nécessaire pour la sauvegarde d’une démocratie réelle. Ces idées étaient déjà énoncées par Juliette Adam deux siècles auparavant dans un style différent. L’urgence de les entendre n’a fait que s’accentuer au fil du temps.

Interview originale de Claire TENCIN en conversation avec Klara BUDA, le 8 novembre 2023 à la Librairie Flora lit, 18 Rue Mouton-Duvernet, 75014 Paris.

* Claire Tencin, autrice a déjà publié, Je suis un héros, j’ai jamais tué un bougnoul, en 2012; Aimer et ne pas l’écrire, 2014; Le silence dans la peau, en 2016 et La Tencin, femme immorale du 18e siècle paru en 2021, ainsi que Affreville en 2023. Elle est directrice de la collection « Les Ardentes » aux éditions ardemment. Dans cette collection, elle s’attache à republier des textes d’autrices minorées ou disparues de notre histoire littéraire afin de constituer un matrimoine en vis à vis du patrimoine dominant. Pour inaugurer ce projet ambitieux, les éditions ardement ont choisi de mettre en lumière trois figures marquantes : Alexandrine de Tencin, Juliette Adam et Louise Colet.

**Les fondatrices des ‘éditions ardemment’ ont choisi de défier la règle de grammaire en écrivant ‘ardemment’ avec une minuscule !