« Chloroforme », le roman qui manquait à la littérature albanaise

Quelle vie menait la jeunesse albanaise dans les années 1980, quand la dictature communiste régnait encore sans partage ? Klara Buda, écrivaine et journaliste albanaise, en donne un aperçu frappant de véracité dans Chloroforme, son premier roman, récemment paru en Albanie. Elle y décrit, d’une main de maître, la dure réalité d’un régime liberticide dont l’absurdité finit par assoupir toute volonté de rébellion ou d’expression.

Mandi Gueguen

Le chloroforme, substance utilisée jadis pour anesthésier les malades, revient en scène, utilisé pour des actes criminels, et empoisonne l’air que respire une société nécrosée dans ses mœurs et sa morale. Klara Buda développe, dans un style digne d’un Kundera, cette métaphore tout au long de son histoire où le destin de l’héroïne Alma bascule tragiquement.

« Toute la valeur de l’être humain tient à cette faculté de surpasser, d’être en dehors de soi, d’être en autrui et pour autrui », écrit Milan Kundera dans Risibles amours. Cette idée s’avère particulièrement parlante pour le roman de Klara Buda.

L’amour d’Alma n’est certainement pas risible, il est surtout tragique, mais il procure à cette jeune Albanaise, symbole de sa génération, cette faculté de dépasser son destin et l’engourdissement ambiant, et de se libérer ne serait-ce qu’un instant.

L’histoire mise en scène dans ce livre montre bien que la dictature tue mais ne parvient pas à anéantir tout idéal de liberté.

Court et incisif, le roman comporte peu de personnages, ce qui permet d’en saisir la profondeur et la portée symbolique. La fatalité du destin impitoyable qui les frappe lui donne une tonalité presque tragique. Or, l’auteur n’a pas voulu en rester là. Alors, à travers les introspections de l’héroïne et de ses amis, elle examine le questionnement existentiel profond et perturbant de ces quelques jeunes qui, en résistant à la pression de l’uniformisation nationale, ont préservé leur esprit critique et leur libre pensée, malgré un bien lourd tribut.

Elle y dépeint d’autres personnages paralysés par une autocensure étouffante et intégrée qui laisse leurs monologues internes – représentant cette pensée interdite tout juste verbalisée – au stade brut de concepts. Voilà une société chloroformée dont les citoyens s’expriment de manière elliptique et semblent tous plongés dans un certain état d’ivresse malgré eux. Ce roman ne pouvait donc avoir de meilleur titre.

Aussi romanesque que réaliste, il touche par son style éloquent qui mêle subtiles réflexions sur la vie de l’Homme et lyrisme. Il se laisse lire dans la foulée, tant pour connaître la fin de l’histoire, que pour découvrir des jeunes hommes et des jeunes femmes, nés au mauvais moment, au mauvais endroit, hors de la logique contemporaine, hors de toute logique humaine d’ailleurs.

Écrit d’abord pour le lecteur albanais, ce récit rappelle inévitablement à cette génération maudite une époque lourde en souvenirs, peines, chocs que certains ont peut-être effacés de leur mémoire, mais que d’autres ressassent peut-être encore. C’est aussi, pour la jeune génération albanaise, habituée à une société aux mœurs plus ou moins occidentalisés, un moyen de découvrir ce que leurs parents ont vécu. La dictature communiste a disparu depuis 19 ans en Albanie, mais elle est déjà si lointaine dans les souvenirs qu’elle en est devenue une réalité absolument inimaginable pour la génération actuelle dont les amours ont d’autres démons à affronter.

Ce n’est pas pour son auteur, je le crois, une manière de faire les comptes avec son passé, ni une manière de le réinventer, et c’est pour cela que son écriture n’est pas simplement catharsique. L’histoire d’Alma Fishta, est unique et dépasse toute imagination contemporaine. Cependant, plusieurs femmes albanaises de son époque peuvent se retrouver dans des fragments de son expérience. Ce qui importe avec ce livre, qui s’inscrit de manière innovante dans la longue lignée d’ouvrages post-communistes, c’est qu’il est pleinement dans l’écriture littéraire et pas un simple docufiction de ce dur passé.

Fort bien accueilli par la critique et les lecteurs albanais, ce roman est déjà considéré comme ayant marqué un tournant dans la littérature d’un petit pays balkanique, en en promettant, selon Rudolf Marku, critique littéraire de renom, la renaissance. Ce dernier le décrit comme « l’autopsie d’un système totalitaire, la reproduction d’une rude réalité qui bascule par moments dans le macabre… Chloroforme, malgré son nom, n’endort pas, bien au contraire, son langage et son imagination réveillent la mémoire anesthésiée, en évoquant au lecteur une réalité envahie par l’amnésie. Chloroforme est le livre qui manquait à la littérature albanaise ».

Alexandre Zotos, qui a assuré magistralement une traduction en français de l’ouvrage, encore à paraître, dégage de ce livre une « dimension supra-historique et supra-géographique » en ce qu’il exalte la vie dans toute la quintessence de son renouvellement. « […] car ce n’est pas par hasard si, en contrepoint du vulgaire (et nationaliste) folklore, orchestré par le pouvoir dictatorial, la romancière vient à parler de cette autre forme de procréation qu’est l’enfantement artistique, et parallèlement, du vrai commerce de l’art, des vraies nourritures qu’il sied d’en tirer. L’on se trouve là à un point où le mot humanité ne se distingue plus de celui d’humanisme. », voilà comment il conclut sa présentation.

Laissons le mot de la fin à Alma Fishta qui se débarrasse des effets engourdissants du chloroforme communiste et comprend enfin que la dictature n’a pas de limites et qu’elle n’épargne personne. « Jamais je n’ai réalisé aussi clairement combien ce régime oppresse, détruit […] Je n’ai vu en lui qu’une abstraction, qui n’affectait véritablement que les autres. Mais c’était mon tour à moi, maintenant. Jamais je n’ai imaginé que sa violence puisse s’en prendre à mon propre corps, faire de moi une morte vive, m’aveugler, me décérébrer, m’anéantir, en me refusant le droit même d’avoir un enfant. »

Mise en ligne : mardi 12 janvier 2010

Le Courrier des Balkans

 

 

 

http://balkans.courriers.info

Français / Original / Langue