Alma Fishta, cette Antigone albanaise face à de funestes et funèbres Créons

“J’avouerai ici la sympathie profonde que m’inspire Alma Fishta, cette Antigone albanaise qui, face à de funestes et funèbres Créon, ne défend plus le droit des morts à une digne sépulture, mais celui des vivants à l’intégrité de leur personne et de leur vie. […] Aussi le livre se reçoit-il en outre, à travers son héroïne, comme un émouvant hommage à la femme. […] foncièrement, la femme se juge encore en fonction de l’homme ; elle fut et reste son repos ou son double, plutôt femme masculine, que femme femme, almus plutôt que alma.”

Alexandre Zotos
Courtesie Nicole Dupain

J’ai traduit le livre, c’est déjà bien assez : loin de moi la prétention de le livrer « clefs en main ». J’entends seulement l’accompagner des émois du premier lecteur que je fus.

Ce fut une difficile mais exaltante entreprise, en effet, que de chercher à attraper, dans les rets du français, cette double vertu : les ironies brûlantes, les véhémences d’un auteur, telles qu’elles passent en ses personnages, et d’eux en nous, mais accordées aux fines subtilités de touche dans l’analyse psychologique et la mise en scène des sentiments ou situations, tout cela sous le signe de l’économie, de la sobriété, du demi-mot, de l’ellipse, parfois de l’incertain, de l’ambivalent, ce qui laisse très largement au lecteur le soin des exégèses, et fait, simultanément, tout le nerf de la phrase.

A chacun, par exemple, de décider qui d’un Roman Polanski ou d’un Brian de Palma serait le meilleur adaptateur à l’écran de l’histoire qui nous est contée ici. Car le burlesque de la réalité-fiction rejoint, à l’occasion, l’hallucinant, l’inquiétude vertigineuse, via l’extravagant.

Cette histoire nous ramène à l’Albanie stalinienne. Mais qu’on se rassure aussitôt : il ne s’agit pas d’un énième livre sur la vie au goulag, fût-il albanais. Il dépeint plutôt le quotidien sourd, étouffé, muet, des aliénations et dénaturations de la vie dans la vaste prison qui entoure les prisons et les camps. Certes, des monstruosités se perpètrent là-derrière, mais sur lesquelles la dictature sait jeter le voile, ou que les plus lucides et les mieux informés ne se confient qu’en aparté. Aussi voit-on se ramifier, à travers le livre, entre autres constantes, tout un thème de l’occultation.

De fait, hors certaines purges qui frappaient de hautes figures politiques et alertaient plus ou moins les médias étrangers, elle se faisait plutôt oublier de l’opinion internationale. Elle parvenait même, au fond, à faire oublier à la majorité des gens le préjudice qu’elle leur causait, et le livre montre assez que la prise de conscience n’allait pas toujours de soi. Si Qani, le médecin avorté devenu gardien de la morgue, apparaît comme la projection, au propre comme au figuré, d’un Etat criminel, de sa machine de mort, il en est aussi la victime, peut-être.

Indépendamment du destin particulier de l’Albanie, le livre nous invite, par là même, à pénétrer dans les fondements de tout régime disciplinaire et répressif, qui entre nécessairement en conflit avec la vie, avec cette… irrépressible énergie spirituelle qu’elle recèle, dont elle est susceptible, tôt ou tard. Le paradoxe et le paradigme, ici, tiennent au fait que ledit régime se proclame le champion de la vie, de la jeunesse, des lendemains qui chantent. Il est même, à ce titre, si farouchement hostile à l’avortement… que cela peut concourir à la plus macabre et la plus implacable des mascarades.

J’avouerai ici la sympathie profonde que m’inspire Alma Fishta, cette Antigone albanaise qui, face à de funestes et funèbres Créon, ne défend plus le droit des morts à une digne sépulture, mais celui des vivants à l’intégrité de leur personne et de leur vie. (Dans les deux cas, il est vrai, tout part d’une exigence d’amour et de respect, d’un sentiment de l’humain.) Aussi le livre se reçoit-il en outre, à travers son héroïne, comme un émouvant hommage à la femme. Signé par une femme, il déchire, telle une fusée éclairante, le ciel d’une Albanie restée très plombée, au-delà même de la permissivité postcommuniste : foncièrement, la femme se juge encore en fonction de l’homme ; elle fut et reste son repos ou son double, plutôt femme masculine (burrneshë, du mot burrë, qui signifie mâle), que femme femme, almus plutôt que alma.

C’est dire que l’émancipation, la vraie libération restent à l’ordre du jour, et ce dans bien d’autres pays que l’Albanie, à commencer peut-être par ceux où l’on se croit le plus émancipé, le plus libéré. C’est là une conclusion que le livre n’interdit pas de tirer, me semble-t-il, pour autant qu’il marie les droits de la vie, les beautés de la maternité, au lyrisme du désir, de la liberté de parole et de pensée, soit tout ce qui est proprement nourricier (d’où le souvenir, au passage, des servantes de Dionysos), tout ce qui instruit, élève à la conscience, à l’affirmation de soi envers et contre la pesée et pression des entités collectives.

Car si le livre de Klara Buda innove sur les peintures existantes de la dictature albanaise –hors celle du poète Fatos Arapi, quant aux sources et moyens de la résistance spirituelle– c’est bien par la mise en cause d’une autre sclérose que celle qui découle nécessairement d’un collectivisme forcené : dûment récupéré, d’ailleurs, par la folie collectiviste, sévit ici un communautarisme à étage, si l’on peut dire : familial, clanique, corporatif, provincial, national, enfin, pour ne pas dire nationaliste, le simple patriotisme faisant lui aussi les frais de la confusion des valeurs, d’une perversion généralisée.

Mais revenons, pour terminer, à la dimension supra-historique et supra-géographique du livre, à ce caractère spécifiquement humain qui est le sien : bien loin de nous tourner vers un sentimentalisme et un moralisme ringards, le thème de la maternité s’élargit finalement dans le culte de toute vie, dans l’exaltation de toute transmission de vie, de toute augmentation de la vie, bref de toutes les fécondités (péguyfions ! péguyfions !), car ce n’est pas par hasard si, en contrepoint du vulgaire (et nationaliste) folklorisme, orchestré par le pouvoir dictatorial, la romancière vient à parler de cette autre forme de procréation qu’est l’enfantement artistique, et parallèlement, du vrai commerce de l’art, des vraies nourritures qu’il sied d’en tirer.

L’on se trouve là à un point où le mot humanité ne se distingue plus de celui d’humanisme.

VERSION ALBANAISE