Marie-Françoise Allain Portrait Posthume

Marie-Françoise Allain, dite Soizik, s’est éteinte à 80 ans. Journaliste, intellectuelle engagée, elle a conjugué lucidité morale et exigence stylistique. De Graham Greene au Kosovo, sa voix fut celle d’une fidélité sans grandiloquence, d’une présence rare. Son action pour défendre la question du Kosovo a été essentielle en France. Elle fut la première signataire et co-organisatrice de la pétition des intellectuels français contre le nettoyage ethnique en 23 juin 1998.

Klara Buda
Dr Rugova & Marie Françoise Allain

Paris, le 14 decembre, 2025

Marie-Françoise Allain (on l’appelait Soizik, pour les intimes) nous a quittés ce samedi 13 décembre, à l’âge de 80 ans.

C’était la fille d’Yves Allain, héros de la Résistance et de Marie-Françoise Madec.

Pour celles et ceux qui l’ont connue, elle était bien plus qu’une journaliste et une intellectuelle engagée : elle était une conscience en mouvement, une présence indéfectible là où il fallait tenir.
Écrire, pour elle, n’était jamais une affaire de style mais un acte de fidélité : fidélité à la vérité, à la justice, aux autres.

Son père, Yves Allain, s’était engagé après la guerre comme diplomate et au sein des services de renseignement ; il fut assassiné en 1965. Fille d’un homme tombé au service de la France, elle avait très tôt appris que la violence n’est jamais abstraite : qu’elle s’imprime dans les corps, dans les silences, dans la mémoire. Ce legs douloureux, elle l’avait transformé en exigence : une attention farouche aux injustices tues, aux vérités déplacées, aux voix étouffées.

Docteure en études littéraires, elle avait choisi Graham Greene comme compagnon de pensée. Non pas un simple « sujet » académique, mais un observatoire moral, une école de lucidité face aux zones grises, aux fidélités ambiguës, aux compromissions ordinaires.
Cette fréquentation au long cours forgea chez elle une vigilance rare : une écoute de la conscience et de ses sursauts, cette “petite lampe” intérieure qu’un régime, une guerre, une idéologie cherchent toujours à souffler avant d’imposer leur nuit.

En marge de sa carrière d’assistante de littérature américaine à l’Université Paris-8 de Saint-Denis, elle eut une activité de journaliste (notamment au Monde diplomatique), engagée en faveur de combats démocratiques (en Irlande, à Haïti, en Tchécoslovaquie, et surtout au Kosovo). Au Monde diplomatique, elle y mena une œuvre patiente et précise, tournée vers l’Europe centrale, les violences politiques, la culture comme sismographe. Sa ligne n’était pas celle d’un éditorialisme, mais celle d’une rigueur : précision, refus des simplifications, patience des faits. Surtout, cette manière de relier les événements aux vies, sans pathos, mais sans froideur.

C’est sans doute cette alliance, l’éthique de la forme et le sens du réel, qui la rendit si présente lors de la guerre du Kosovo. Très engagée au sein du Comité Kosovo, elle s’est battue, parfois jusqu’à l’épuisement, pour faire entendre en France la voix de la résistance pacifique d’Ibrahim Rugova. De ce combat, elle fit, avec Xavier Galmiche, un livre essentiel : La Question du Kosovo (Fayard, 1994). Tous deux en furent les coauteurs, égaux dans l’élaboration et la portée de l’ouvrage, elle, journaliste et intellectuelle engagée, lui, alors jeune universitaire tout récemment habilité à la Sorbonne et aujourd’hui Professeur.

La Question du Kosovo: Entretiens avec Marie-Françoise Allain et Xavier Galmiche

Ce texte demeure un document majeur, non seulement pour comprendre une stratégie politique non violente face à l’étouffement et la violence.

Le Kosovo, pour elle, n’a jamais été un “dossier” parmi d’autres. C’était une ligne de fracture, un lieu où se révélait la capacité européenne à reconnaître, ou non, ce qui commence à se déshumaniser.

Dans le prolongement de cet engagement, elle cosigna plusieurs appels dénonçant le “nettoyage ethnique” au Kosovo, et fut la première signataire et co-organisatrice de la pétition des intellectuels français contre le nettoyage ethnique en 23 juin 1998.

Ceux qui l’ont lue se souviennent de sa phrase : une phrase qui tient, qui regarde, qui pèse. Une phrase qui ne se contente pas d’informer, et qui pourtant ne cède jamais au lyrisme gratuit. Même lorsqu’elle écrivait sur la littérature, elle cherchait la part d’ombre où la morale se décide. Même lorsqu’elle écrivait sur la guerre, elle gardait la pudeur de ne pas confisquer la douleur des autres.
C’était une pudeur active, celle de qui sait que parler sur autrui est un risque, et qui transforme ce risque en discipline.

Entre autres elle avait publié aussi un beau livre d’entretiens avec Graham Greene (L’Autre et son double), et pendant quelque trente ans, elle composa des collages fantasques, terrifiants et amusants. Peu de ses amis et collaborateurs savaient qu’au-delà de ses engagements et de son travail d’écriture, elle était, dans le secret de ses heures libres, une véritable artiste.

Reste une œuvre de parole, articles, livres, prises de position, où l’on entend une fidélité sans grandiloquence :
fidélité aux peuples menacés par l’oubli, fidélité à la nuance quand la propagande impose ses slogans, fidélité enfin à cette idée que la littérature et le journalisme, lorsqu’ils se tiennent à leur hauteur, ne sont pas des ornements de la démocratie, mais ses nerfs.

Et ceux qui l’ont connue n’oublieront jamais Soizik, son calme ardent, sa lucidité fraternelle, et cette manière qu’elle avait de rendre la vérité à la fois exigeante et accessible.

Je me souviens d’un dîner à Paris avec le président Ibrahim Rugova, son équipe, les membres du Comité Kosovo et deux artistes amis du président, Daut Berisha et Ehat Musa, entre autres. Marie-Françoise et moi étions les deux seules femmes, et il nous offrit à chacune une rose. Ce geste, discret mais symbolique, exprimait la reconnaissance de notre présence féminine dans un univers politique dominé par les hommes. Marie-Françoise la reçut avec cette gravité douce qui la caractérisait, tout en se moquant doucement d’elle-même. Au passage, je l’ai déjà écrit : le Dr Rugova reste, à ce jour, le seul homme politique balkanique capable d’une telle délicatesse.

Xavier Galmiche, ami de pensée, parlait d’elle comme d’une femme “à la vie et à l’âme romanesques et compliquées”.
Une véritable complicité d’exigence et de confiance les liait. Il lui resta fidèle jusqu’à la fin.

Nous avions fait ensemble le voyage pour lui rendre visite en août 2020, dans sa maison de retraite à Treigny, dans l’Yonne.
Elle nous attendait dans un fauteuil.
La voix était faible, mais l’écoute intacte.
Un moment de clarté suspendue, la dernière fois.

Repose en paix, Soizik. Tu vas retrouver ton papa que tu aimais tant.

Une messe en son honneur se tiendra le jeudi 18 décembre à 10 h 00 à Saint-Sauveur en Puisaye. Elle devrait être inhumée au cimetière de Trégourez (Finistère).

Version albanaise

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