Paris, juin 2025
La porte philosophique du Bastion des larmes d’Abdellah Taïa
De l’invisible à la marge entre cri de révolte et quête de reconnaissance
Dans le Maroc des années 1970, Le Bastion des larmes nous entraîne dans les recoins d’une société où la différence n’a pas sa place. Chacun et chacune doit entrer dans “le droit chemin,” suivre un parcours strictement préétabli (les normes dominantes), dépourvu d’imagination et de liberté. Presque personne n’échappe aux rôles prédéfinis. Ce n’est pas une simple distinction, mais un écart qui confine ceux qui dévient des attentes hétérosexuelles et patriarcales dans une invisibilité silencieuse. Ainsi, l’homosexualité, reléguée dans une altérité irréconciliable, demeure à jamais en marge, sa reconnaissance sociale perpétuellement différée, comme vouée à un oubli inexorable et programmé.
À travers le parcours des garçons jugés « efféminés », l’auteur expose une société où l’homosexualité, réprimée par la loi et les normes culturelles, devient invisible, effacée comme une menace à conjurer. En suivant le protagoniste Youssef et des personnages comme Najib et Kaddour, Taïa explore l’invisibilisation et l’effacement des identités marginales, faisant un parallèle entre l’oppression des homosexuels et celle des femmes.
- L’invisibilisation des identités sexuelles marginales
Par des souvenir de Youssef, Taïa montre une enfance marquée par la violence et l’abandon. Dans ce contexte, être efféminé devient un stigmate qu’on cherche à effacer ou à ignorer. La violence subie, y compris les viols, n’est ni reconnue ni traitée ; au contraire, la société détourne le regard, rendant ainsi cette oppression systémique invisible. Dans cette indifférence collective, Taïa expose la responsabilité tacite de chaque acteur social, illustrant ce que Foucault nomme « pouvoir diffus », où chaque membre de la société participe activement ou passivement à la perpétuation de l’injustice.
Le retour de Youssef dans sa ville natale de Salé cristallise cette invisibilité. En témoignant de la violence infligée à un autre enfant, il alerte la mère de la victime, mais celle-ci réagit avec la même indifférence que les membres de sa propre famille jadis. Cette réponse illustre l’incapacité des individus à offrir une protection, un phénomène que Derrida pourrait interpréter comme une déconstruction de la notion même de communauté protectrice. En déniant toute forme de soutien aux garçons efféminés, la société les condamne à survivre seuls dans un environnement hostile, révélant une violence qui dépasse l’acceptable et traçant les contours d’un système oppressif qui les mène au néant.
- L’effacement de l’identité homosexuelle
À l’âge adulte, les personnages de Taïa sont confrontés à un effacement total de leur identité homosexuelle. Najib, qui espère trouver protection et sécurité auprès de son compagnon influent, est trahi par la société à la mort de ce dernier : la famille du défunt prend en charge les funérailles, effaçant la relation de Najib et niant l’existence même de leur amour. La douleur de Najib, qui finit par sombrer dans une vie « respectable » de charité pour tenter de gagner une reconnaissance sociale, traduit une double marginalisation : il est à la fois invisibilisé en tant qu’homosexuel et instrumentalisé en tant qu’homme charitable.
Cette négation de l’existence homosexuelle adulte peut être analysée à travers le concept derridien de « différance », une absence différée et systémique où l’identité de Najib est repoussée dans une invisibilité sans cesse reconduite. Dans la mesure où son orientation sexuelle est tabou, il est contraint de se conformer aux normes hétéronormatives, annulant ainsi son existence véritable. Cet effacement est aussi, selon Foucault, une manifestation de « biopouvoir », par lequel la société exerce un contrôle subtil mais impitoyable sur la vie privée, en effaçant les identités divergentes des valeurs dominantes.
- L’oppression des femmes et les homosexuels : une oppression parallèle
En parallèle à l’oppression des homosexuels, Taïa dépeint celle des femmes, représentées par les sœurs de Youssef, qui sont contraintes à des rôles traditionnels malgré leurs aspirations. Ces femmes, belles et créatives, voient leurs rêves et leur vitalité étouffés par la pression patriarcale, une expérience qui résonne avec celle des hommes efféminés du roman. Pour Derrida, la déconstruction de la binarité homme-femme permet de comprendre que l’oppression des homosexuels est liée à une idéologie qui cherche à enfermer toute personne marginale dans des rôles prédéfinis, tandis que Foucault parlerait de « dispositif de sexualité », où le pouvoir patriarcal s’approprie et limite les identités selon des normes rigides.
Dans cette société, la liberté des femmes est réduite à des fonctions sociales stériles : devenir épouse et mère. À travers Le Bastion des larmes, Taïa dénonce ainsi les structures patriarcales comme des instruments d’oppression, rappelant que les femmes et les homosexuels partagent le même destin de répression sociale. Ce parallèle invite le lecteur à repenser la manière dont les structures patriarcales ne tolèrent aucune déviance, incitant à un plaidoyer en faveur de la reconnaissance et de la liberté des identités marginalisées.
Conclusion
Le Bastion des larmes d’Abdellah Taïa se révèle comme un miroir impitoyable des injustices sociales, un cri de révolte qui va au-delà du simple témoignage pour poser des questions fondamentales sur la tolérance et l’acceptation. L’invisibilisation, l’effacement, et l’oppression parallèle des femmes et des homosexuels montrent comment une société peut détruire les individus qui ne correspondent pas à ses normes. En mobilisant les théories de Derrida et Foucault, l’analyse de ce texte permet de mieux comprendre les mécanismes de l’oppression sociale et de l’effacement identitaire. Ce roman devient ainsi une véritable déconstruction littéraire de la violence institutionnelle, un plaidoyer pour la visibilité et la dignité des identités marginales, réclamant un espace dans un monde qui les nie.

