la Commune comme fantôme politique

Le « sondage virtuel » consiste précisément en cela : la capacité de faire entendre, dans le bruit des chiffres et des scénarios catastrophes, les voix silencieuses de l’histoire au moment où l’urne semble envahie par la peur et la haine. Ce n’est pas une garantie de triomphe ; c’est le rappel que, même au cœur de la crise, subsiste un instinct profond de refus de l’inacceptable. Et, en France, cet instinct porte encore, malgré toutes les désillusions, un nom ancien : la Commune.

Klara Buda

New York le 19 nov, 2025.

Un commentaire sur Instagram m’écrivait récemment :
« Bravo Klara, tu as été la seule à prévoir clairement la victoire de la gauche en France aux élections législatives de 2025. »
Ce message faisait référence à mon analyse publiée avant le dernier tour des élections législatives françaises.

Ce à quoi j’avais répondu de façon spontanée, mais en réalité appuyée sur des années d’observation de la vie politique française :
« “Sondage virtuel”, par pure déduction, à partir de la connaissance de la manière dont réagit l’électorat français en période de crise… Il existe une grande réserve progressiste qui, au dernier moment, finit toujours par se mobiliser. La Commune de Paris vit encore dans le cœur de nombreux Français. »

Derrière cette phrase, qui pourrait passer pour une simple formule romantique, se cache en fait une hypothèse politique sur la manière dont la France éprouve le risque d’extrême droite et la crise démocratique actuelle.

Entre les sondages et le « sondage virtuel »

Les élections législatives anticipées de l’été 2024 – celles qui ont façonné le parlement où se joue aujourd’hui la crise politique française – apparaissaient, dans les sondages, comme le moment où le Rassemblement national (RN) n’avait jamais été aussi proche d’une majorité historique. Le RN arrive en tête au premier tour avec environ un tiers des suffrages, tandis que la gauche unie au sein du Nouveau Front populaire (NFP) et le bloc présidentiel (Ensemble) semblent affaiblis.

Pourtant, le second tour déjoue en partie ce récit : le NFP devient le premier groupe à l’Assemblée nationale (environ 180 sièges selon le décompte officiel), devant Ensemble et le RN. La participation dépasse les 66 %, soit le niveau le plus élevé depuis 1997, ce qui montre qu’une partie importante de l’électorat, souvent décrite comme apathique, s’est au contraire remobilisée au moment précis où le danger paraissait maximal.

C’est précisément cela que j’ai nommé « sondage virtuel » : non pas un sondage mesuré par les instituts d’opinion, mais une lecture du réflexe historique de la société française. Les sondages saisissent les dispositions du moment ; le « sondage virtuel » tente de saisir la mémoire politique de long terme : le souvenir de 2002 (Chirac–Le Pen), du « front républicain », d’une tradition des barricades, mais aussi la peur d’une banalisation brusque de l’extrême droite.

La réserve progressiste : une structure de l’inconscient politique

Quand j’affirme qu’« il existe une grande réserve progressiste qui, au dernier moment, finit toujours par se mobiliser », je ne veux pas dire que la gauche française constitue une majorité stable, ni que sa victoire est garantie. La « réserve » est justement cela : cachée, fragmentée, souvent déçue par ses propres partis, mais capable de se réactiver dans les moments de danger structurel.

Les législatives de 2024 illustrent ce mécanisme à deux niveaux :

  • Sur le plan électoral, à travers le retour d’un « front républicain » : désistements massifs de candidats de gauche et du centre pour barrer la route au RN dans les triangulaires, et transferts de voix d’électorats progressistes ou centristes vers le candidat le mieux placé pour contenir l’extrême droite.

  • Sur le plan symbolique, à travers un réarmement de l’imaginaire antifasciste, républicain et social, y compris là où les partis avaient échoué à incarner durablement ces valeurs.

Ce réflexe n’est pas seulement l’expression d’un « moralisme républicain » abstrait ; il est aussi une forme d’auto-défense sociale. Des électeurs qui peuvent se montrer implacables envers les gouvernements de gauche, critiques envers les syndicats ou les « bobos parisiens », acceptent néanmoins, face à la perspective d’un pouvoir d’extrême droite, de revenir aux urnes et de consentir à un compromis : voter pour une gauche qui ne les représente qu’imparfaitement, uniquement pour bloquer une menace jugée beaucoup plus grave.

La Commune de Paris comme fantôme politique

Ma formule un peu ironique – « La Commune de Paris vit encore dans le cœur de nombreux Français » – ne signifie pas que les travailleurs d’aujourd’hui lisent les décrets de 1871. Elle cherche plutôt à nommer une strate souterraine de l’imaginaire historique : l’idée que la France est ce pays où le peuple, dans certains moments, se reconnaît le droit de se soulever contre des pouvoirs qui l’ont trahi.

De la Révolution de 1789 à la Commune de Paris, du Front populaire de 1936 à la gauche de 1981, puis aux grands mouvements sociaux de 1995 et de 2010, on peut suivre une longue ligne de tension entre le pouvoir institué et un imaginaire insubordonné. La Commune est l’une des figures les plus condensées de cet imaginaire : une ville qui se dresse contre l’État, un Paris qui refuse de vivre à genoux.

Quand une partie de l’électorat français, souvent jeune, souvent issu des périphéries sociales ou géographiques, perçoit que le risque est réel – qu’il s’agisse d’un risque néolibéral, autoritaire ou xénophobe –, cette mémoire se réactive, souvent de manière peu articulée. Ce n’est pas la Commune comme programme, c’est la Commune comme fantôme politique : le souvenir de la possibilité de dire non.

Une mobilisation progressiste au cœur d’une crise de confiance

Il serait pourtant naïf de conclure que « la France finit toujours par se sauver elle-même ». Les données récentes montrent une crise profonde de confiance dans la démocratie française : une large majorité de citoyens déclarent ne plus faire confiance au système politique et estiment que la démocratie ne fonctionne plus correctement.

Cela signifie que la même société où existe une réserve progressiste capable de se mobiliser dans les moments de danger est aussi une société où progressent :

  • le retrait durable de la participation électorale,

  • le désir d’« homme fort » ou de verticalité autoritaire,

  • la sympathie pour des figures charismatiques qui promettent une rupture radicale,

  • l’espoir qu’une « solution choc » – de droite ou de gauche – vienne résoudre magiquement des décennies de stagnation sociale.

Un an après les élections anticipées, le « front républicain » lui-même apparaît comme une ressource politique fragile : l’absence de majorité stable, la nomination de gouvernements de compromis et l’incapacité à élaborer un projet partagé ont transformé ce front en parenthèse, plutôt qu’en architecture démocratique durable.

La réserve progressiste se mobilise, mais peine à se structurer en majorité politique claire. Elle veut empêcher le pire, sans pouvoir encore proposer une alternative crédible à long terme.

Que veut dire vraiment « prévoir » la victoire de la gauche ?

Lorsque quelqu’un me félicite d’avoir « prévu la victoire de la gauche », ce qui m’intéresse n’est pas la posture de prophète politique, mais le fait que cette « prévision » n’en était pas vraiment une : c’était une lecture d’histoire. Pour comprendre le vote français aujourd’hui, il ne suffit pas de suivre les courbes hebdomadaires des instituts de sondage ; il faut aussi écouter les fantômes : ceux de la Commune, du Front populaire, de Mai 68, des grandes manifestations contre l’extrême droite.

Le « sondage virtuel » consiste précisément en cela : la capacité de faire entendre, dans le bruit des chiffres et des scénarios catastrophes, les voix silencieuses de l’histoire au moment où l’urne semble envahie par la peur et la haine. Ce n’est pas une garantie de triomphe ; c’est le rappel que, même au cœur de la crise, subsiste un instinct profond de refus de l’inacceptable.

Et, en France, cet instinct porte encore, malgré toutes les désillusions, un nom ancien : la Commune.

Quand mes amis français me demmandent : Je leur réponds : notre patience est longue, mais vient toujours le moment où, comme le dit un vieux proverbe albanais, « l’injustice se rompt quand elle devient trop épaisse »

Photo : La Liberté guidant le peuple, par Eugène Delacroix 1830

Quelques semaines après les événements des Trois Glorieuses (du 27, 28 et 29 juillet 1830), Eugène Delacroix peint La Liberté guidant le peuple. Ce tableau d’inspiration romantique, situé au moment de l’assaut final, représente une allégorie de la Liberté sous les traits d’une femme du peuple menant le peuple parisien armé. La Liberté porte un bonnet phrygien, symbole de liberté, et brandit le drapeau tricolore au-dessus d’une barricade.
Elle est accompagnée de personnages représentant toutes les classes sociales. À droite du tableau, un gamin de Paris coiffé d’une casquette incarne la jeunesse révoltée par l’injustice sociale. À gauche, l’homme au chapeau haut de forme représente la bourgeoisie. Enfin, l’homme à genoux évoque la paysannerie par ses vêtements.

Version Albanaise