Paris, le 15 juillet, 2025
Velibor Čolić, Manual d’exil
Velibor Čolić, écrivain bosniaque exilé en France, signe avec Manuel d’exil un texte rare, où l’exil n’est pas seulement une expérience géopolitique, mais une condition existentielle. Traduit en albanais par Dashnor Kokonozi et publié sous le titre Manual mërgimi (UEGEN, Tirana, 2023), ce livre m’a, dans sa version albanaise, ramenée exactement là où m’avait laissée la version originale : au bord de ce même vertige, entre tendresse crue et lucidité désarmante. À chaque page, j’ai retrouvé l’élan brut, la musique brisée du texte français, ce fil si fragile que la traduction de Kokonozi a su garder intact, chose rare.
Ce livre traverse les frontières pour parler à toutes celles et ceux qui, déracinés, cherchent à survivre, à se reconstruire, à écrire pour ne pas disparaître. Dès les premières pages, Čolić impose un ton singulier : celui d’un homme qui n’embellit rien. Il parle de lui comme « un chien mouillé d’oubli », mêlant langue poétique et trivialité désarmante. On passe de phrases lyriques à des constats banals : « J’aime le matin pour le café et le pain avec confiture. Ça me maintient en vie. » Cette oscillation est au cœur de son style. Loin d’un maniérisme littéraire, c’est un équilibre fragile entre le sublime et l’ordinaire, entre la métaphore et le quotidien brut. Cette tension linguistique reflète une tension intérieure : celle d’un homme fracturé.
La syntaxe participe à ce chaos maîtrisé. Les phrases sont longues, sinueuses, parfois à la limite du fil narratif. Čolić construit une prose de l’urgence, qui épouse les méandres de la pensée, sans chercher à polir. Le texte est fragmenté : il saute d’un souvenir d’enfance en Bosnie à une humiliation dans un centre d’accueil français, d’un amour perdu à une méditation sur la littérature. Ce fragmentarisme n’est pas gratuit ; il met en scène l’identité brisée de l’auteur, ce « je » éclaté qui n’appartient ni à son pays d’origine, ni au pays d’accueil. L’exil n’est pas seulement géographique, il est mental, intime, cellulaire.
La répétition est une autre arme du texte. Des phrases comme « Je n’ai pas de papiers », « Je suis invisible », « J’écris pour ne pas me dissoudre » reviennent comme des mantras. Elles rythment le texte et fixent dans la mémoire du lecteur cette douleur lancinante. L’écriture n’est pas un geste esthétique, elle est une question de survie : écrire pour ne pas sombrer, pour ne pas être effacé.
Les thèmes de Čolić résonnent universellement : l’exil, la solitude, la perte d’identité, la lutte contre l’effacement. Comme Albert Camus dans L’Étranger, Čolić explore l’absurde d’une existence sans attaches, où chaque jour est une répétition vide. Comme Jean Genet, il sublime la marginalité en acte de révolte esthétique. Il montre comment l’oppression, qu’elle soit politique, sociale ou intime, forge une quête identitaire douloureuse. Comme Édouard Louis, il refuse de séparer l’intime du politique : son récit personnel devient un miroir des violences systémiques.
Ce qui distingue Čolić, c’est l’ironie acide avec laquelle il regarde sa propre posture d’écrivain. Il déconstruit la figure du poète exilé héroïque. Non, il n’est pas un prophète, ni un survivant glorieux. Il est un homme brisé, fatigué, qui écrit par besoin vital, sans illusions. Il se moque de son propre rôle : « Je ne suis pas un héros, je suis un rien qui écrit. » Cette autodérision donne au texte une honnêteté rare.
La mémoire occupe une place centrale. Čolić est à la fois hanté par ses souvenirs et épuisé par eux. Il voudrait oublier, mais ne le peut pas. La mémoire est à la fois un poison et un salut. Elle est ce qui le rattache à une histoire, mais aussi ce qui l’empêche d’être libre. Cette ambivalence donne au texte une vibration profonde : le passé est à la fois nostalgie et prison.
La structure éclatée de Manuel d’exil reflète un monde intérieur sans boussole. Il n’y a pas de fil narratif classique, pas de progression vers une rédemption ou une réconciliation. Le texte est une errance, un flot de pensées, d’images, de douleurs, de petites joies aussi. C’est une prose de l’exil mental, qui refuse les arcs narratifs rassurants. Comme le dit l’auteur : « Dans un monde sans but, il n’y a pas de structure linéaire. »
En cela, Čolić rejoint une littérature du chaos intérieur que l’on retrouve chez Marguerite Duras, avec sa sobriété émotionnelle, explorant les blessures postcoloniales. Mais il s’en distingue par une langue plus brute, plus directe, moins soucieuse d’esthétique que d’impact émotionnel. Chaque mot est une arme, chaque phrase une tentative de tenir debout.
Ce qui frappe, c’est l’universalité de son propos. Bien sûr, il parle d’un exil spécifique – celui d’un Bosnien en France, d’un réfugié de guerre, d’un poète déplacé. Mais à travers ce cadre, il touche à quelque chose de plus large : la sensation d’être « en trop », d’être « de trop », que partagent tant de personnes marginalisées, déplacées, oubliées. Il tend un miroir à nos propres errances, à nos propres renoncements, et aussi à cette indifférence quotidienne qu’il rencontre chez les agents, les passants, les figures administratives. Ce n’est plus seulement la tragédie de l’exilé, mais aussi celle de ceux qui l’entourent, minés par une fatigue morale diffuse, un désenchantement ordinaire. Une indifférence lasse, une fatigue morale que Vincent Delecroix explore avec acuité dans Naufrage, où il ausculte le lent effritement des subjectivités contemporaines.
En définitive, Manuel d’exil est un livre sur la résistance intime. Résister à l’effacement, au silence, au vide. C’est un cri, mais un cri retenu, lucide, qui refuse le pathos. Velibor Čolić nous rappelle que l’écriture, quand elle est nue, désespérée, radicale, peut encore nous secouer, nous réveiller, nous relier. Là où Delecroix ausculte avec une lucidité implacable ce naufrage moral, Čolić, lui, nous le laisse percevoir subtilement, avec une pudeur presque timide — et c’est précisément dans cette retenue que réside la force singulière de son écriture.
Ainsi, il s’impose non comme un simple témoin, mais comme une voix unique, qui transforme l’exil en une matière littéraire universelle.
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